Home > Société > Un été peu cher

Une fois, un professeur m’a dit que les financiers souffraient d’une mutation génétique qui ne leur permettait pas de dire « assez » ; jamais ils ne se sentent satisfaits avec ce qu’ils ont, ils veulent toujours plus (d’argent, s’entend). Cette tendance paraît être aussi présente dans tous les êtres humains mais, peut-être pas seulement orientée vers l’argent. Je crains que, si on ne la combat pas, elle ne ruine notre été.

 

Photo : Source

 

Thomas Hobbes dans son Léviathan a décrit de la façon suivante sa conception du bonheur (et l’on dirait que nous vivons au dictat de ses paroles, au-delà des investitures) : « je prends comme tendance générale de l’humanité un perpétuel désir de poursuivre un pouvoir après l’autre, sans repos, qui s’arrête seulement avec la mort » [1]I put for a general inclination of all mankind a perpetual and restless desire of power after power, that ceaseth only in death

Personne n’a mieux décrit cette agitation frénétique propre de la « recherche de la félicité », qui a plus la ressemblance d’une condamnation ou d’un cauchemar que d’une placide béatitude. Nous comprenons ainsi le caractère boulimique de notre culture, insatiable et à la fois incapable d’en savourer la substance.

Cette frénésie se communique aussi à nos temps de loisirs, que nous convertissons en une perpétuelle poursuite d’une émotion après l’autre, sans repos, qui nous fasse oublier la mort. Nous nous promenons ainsi en cercle dans le « patio » de notre propre cage, pour nous lamenter comme Oscar Wilde : each man kills the thing he loves [2]Chaque homme tue la chose qu’il aime . Cette façon de vivre tue tout ce que nous aimons, parce que jamais nous n’arrivons à nous arrêter pour le contempler avec délectation, mais sans le consumer.

Mais, qu’est-ce que contempler ? Commençons par dire que contempler c’est ce que nous faisons lorsque nous regardons sans prendre des photographies, lorsqu’il n’y a pas de wifi ni likes possibles. C’est ce que les classiques appelaient otium (opposé au  bien connu, neg-otium), le repos allègre dans la contemplation amoureuse du bien, sans intentions ultérieures.

Mais nous continuons à vivre comme Hobbes, en niant complètement le caractère contemplatif de l’intelligence humaine (et, pourtant, c’est la possibilité d’une jouissance non possessive). Le philosophe anglais écrivait dans son « De Corpore », en suivant Bacon et préfigurant les Thèses sur Feuerbach : « La science s’ordonne au pouvoir ; le théorème s’ordonne à résoudre des problèmes, c’est-à-dire, à l’art de construire ; et finalement toute spéculation est entreprise pour une action ou un travail ».

Oui, je le sais : nous sommes incompétents pour la contemplation. C’est tragicomique que nous ayons besoin de techniques très compliquées et de voyages très chers pour réussir ce que proposent avec un égal accent et des raisons opposées, la sagesse d’Orient et celle d’Occident : vivre le moment présent. Nous sommes incapables d’assumer la vie reposée qui fuit le bruit mondain, que chantait Fray Luis de León, celle que le sceptre et l’or oublient.

 

Photo : © Anne Gallot

 

Toujours en marche comme Prométhée, nous n’arrivons pas à voir le buisson qui ardet nec consumitur. Ce feu qui ne consume pas le buisson, d’où vient la Voix qui a tout créé en sept jours. Le même qui, après avoir vu « tout ce qu’il avait fait », dit que « tout était très bon » et s’est « reposé ». Yahvé, dit la Bible, a consacré ce jour pour que nous puissions participer à ce repos et nous recréer dans le Jardin. Non que tout ce que nous ayons fait soit très bon (Dieu veuille nous trouver confessés !), mais pour que nous découvrions que tout le bon que nous avons est don et puissions « jouir du bien que je dois au ciel » comme désirait Fray Luis, « et lever la coupe du salut en invoquant ton Nom » , comme le chantait le roi David.

Qui pourrait, cet été, arrêter la folle persécution (mad poursuit ! ), et rester suspendu comme un marbre de Keats ! Plonger en silence dans la contemplation d’une vérité, qui apparaît toujours comme beauté (Beauty is truth, truth beauty, -that is all / Ye know on earth, ad all ye need to know). Ou s’appliquer avec douce concentration dans une activité plaisante et simple, en compagnie de la famille ou d’amis.

De façon qu’en finissant, la conversation s’allonge un peu plus – inspirée peut-être par le vin – glissant entre la superficie et le profond. Jusqu’à atteindre la communion des âmes ( et si c’est le cas, celle des corps), avec un doux sursaut. Pouvoir dire, enfin, comme Saint Jean de la Croix : « Je restai là et m’oubliai, le visage penché sur le Bien-Aimé́. Tout cessa pour moi / et je m’abandonnai à lui. Je lui confiai tous mes soucis / et m’oubliai au milieu des lis » .

Finir enfin dans « un sommeil non brisé duquel nous réveillerons les oiseaux / avec leur chant non appris » .

Cela ne serait pas cher.

Article rédigé par Ricardo Calleja,

 paru en Espagne le 30 août 2020 dans le journal digital El debate de hoy

References

References
1 I put for a general inclination of all mankind a perpetual and restless desire of power after power, that ceaseth only in death
2 Chaque homme tue la chose qu’il aime
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