Dans une conférence sur « la vocation à être homme », Marisa Mosto nous invite à parcourir les œuvres de Fedor Dostoïevski et d’Albert Camus, deux auteurs aux grandes affinités : ils partagent cette recherche inlassable, ce désir du cœur de l’homme tourné vers ce « quelque chose de plus » de tout homme assoiffé de sens et de vérité. [1]Ce document a été présenté au Colloque Camus organisé par l’Académie Centre national des sciences de Buenos Aires, »Centro de Estudios Filosóficos Eugenio Pucciarelli » et « Centro … Continue reading
La compassion et la fête de la vie
Dimitri (Mitia) Karamazov a su boire la vie à pleine gorgée, se donner à l’amour corps et âme et se fondre sans calcul dans la joie des dons qu’offre le présent. Maintenant, au milieu d’une situation critique, il tombe et rêve : de la fenêtre de sa voiture sur la route, il est ému à la vue d’un groupe de personnes en haillons et affamées (des mères aux seins maigres, des enfants pleurant de faim et de froid) se tenant devant leurs isbas noircies par un incendie. L’angoisse suscitée par la scène sinistre ouvre un trou de plus en plus grand dans son cœur, qui laisse apparaître inévitablement, pas à pas, la question du mal formulée aux oreilles d’un cocher qui commence déjà à douter de la santé mentale de son passager.
« Non, non, poursuit Mitia…, dis-moi : pourquoi ces malheureuses se tiennent-elles ici, pourquoi cette détresse, ce pauvre petiot, pourquoi la steppe est-elle nue, pourquoi ces gens ne s’embrassent-ils pas en chantant des chansons joyeuses, pourquoi sont-ils si noirs, pourquoi ne donne-t-on pas à manger au petiot ? » [2]Les Frères Karamazov, Folio tome II p.165
La question de Mitia Karamazov est pour Camus une question incontournable du cœur humain [3]L’homme rebelle, le mythe de Sisyphe . A tel point que dans le cadre d’une situation festive, comme aurait pu l’être la réception du prix Nobel, Camus, confirmant son jugement sur l’inextinguibilité de cette question, choisit d’apporter à la table de ce banquet la mémoire de tous ceux qui, à ce moment précis, sont exclus et pleurent devant leurs isbas enflammées à cause de la violence sociale. Ce sont eux qui justifient en grande partie son travail : « Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art » [4]« La mission d’écrivain », discours de réception du Prix Nobel à Stockholm le 10 décembre 1957 .
Camus et Dimitri ont aussi su entonner des chansons joyeuses, ont su embrasser et baiser. Mais leur joie ne peut être complète tant que cet enfant n’est pas allaité : « Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m’aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs. » [5]Ibidem .
Lire aussi
Des affinités dans la vocation à être Homme ( II )
Des affinités dans la vocation à être Homme ( III )
Traduit de l’espagnol par F.B
Photo : Couverture du livre Les Frères Karamazov, Classiques de Poche
References
↑1 | Ce document a été présenté au Colloque Camus organisé par l’Académie Centre national des sciences de Buenos Aires, »Centro de Estudios Filosóficos Eugenio Pucciarelli » et « Centro de Estudios del Imaginario », sous les auspices de la Société des Études Camusiennes, basée à Paris, France, du 23 au 25 août 2010, Alliance Française, Buenos Aires |
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↑2 | Les Frères Karamazov, Folio tome II p.165 |
↑3 | L’homme rebelle, le mythe de Sisyphe |
↑4 | « La mission d’écrivain », discours de réception du Prix Nobel à Stockholm le 10 décembre 1957 |
↑5 | Ibidem |
19 nov 1957 par Albert Camus
Cher monsieur Germain,
J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours ci avant de venir vous parler un peu de tout mon coeur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni cherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fait pas un monde de cet honneur mais celui là est du moins une occasion de vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurez que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse , de toutes mes forces.
Albert Camus