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Des mondes nous séparent et un FFP2

Livia Warch est infirmière dans une maison d’accueil pour personnes handicapées à Dillenburg en Allemagne. Ce très beau poème déclamé avec talent et touchante sincérité évoque une expérience d’accompagnement d’un résident décédé. La vidéo est en allemand, mais Terre de Compassion propose une traduction originale.

C’est bien l’histoire d’une rencontre qu’elle décrit, et au cours de ce cœur à cœur, elle témoigne de son effort pour offrir à cette personne la présence dont elle avait besoin : « Tu t’accroches aux rives d’un fleuve en furie. / C’est le moment de la confiance, plus qu’alors. / Tu attrapes ma main et ne la lâche plus, / ta main aux doigts de plomb, nous avons peur ensemble…« 

Ce texte écrit en mémoire de ce résident constitue aussi un hommage au personnel soignant et à tous ceux qui ouvrent, dans le temps, ces refuges de compassion que sont des cœurs ouverts.

 

 

Des mondes nous séparent et un FFP2

Tu arbores soudain ce très large sourire
tu me montres ta chambre, et joyeux, te balances;
tu es calme, mais la musique emplit ta vie,
le coin de tes lèvres tressaille à chaque note.

Tu étais assis là, je ne l’oublierai pas,
je vois ce premier jour, ta barbe, la lumière…
tu es timide, économe en regard, sans mots,
tu sembles désirer être très loin d’ici.

C’est ici ta maison. Je suis ton invitée.
Je suis la pièce du puzzle qui ne va pas.
Nous fixons tous les deux un détail maritime
tu manques de confiance en cet instant secret.

Tu brises la glace et tes mots en disent long,
tu as l’air content que ta main soit dans les miennes
tu me regardes mais tu es troublé, semble-il :
des mondes nous séparent et un FFP2.

Comme toi, j’ai peur. Je me cache dans ma blouse.
Sur le fil du rasoir je réponds aux demandes,
je t’offre un réconfort que je n’ai pas pour moi.

Je suis là, pour toi, mais tu ne peux pas me voir.
Tout un monde s’effondre en perdant sa substance.
Il se passe des choses que tu ne peux saisir.

Ton courage fléchit. Tu fixes ton clavier.
Tes voisins sont une encre, toi ici, eux là.
Tu es fort sans le savoir. Fort aussi pour eux. `
Tu me reconnais au bruit de ma combinaison.
Tu perds courage, sursautes au moindre contact.
Et tu me reconnais au bip du thermomètre.
devenu fatigué, pâli, tu parles moins.
sur ton lit, sans clavier, plus tendu et plus raide.

Celui qui est dehors et qui change ta vie,
a pu dorénavant pénétrer dans ta chambre
voyageant avec moi par un trou de serrure,
détruisant les espoirs et rompant les promesses.
De ses genoux pointus il presse ta poitrine
lui qui vient en disant que tu dois avoir peur.

On vois que tu faiblis que tu n’es plus le même
ta vie d’alors t’es devenue indifférente.
Tu mènes ce combat qui prend toute la place.
On voit que tu as peur et que tu veux survivre.

Tu t’accroches aux rives d’un fleuve en furie.
C’est le moment de la confiance, plus qu’alors.
Tu attrapes ma main et ne la lâche plus,
ta main aux doigts de plomb, nous avons peur ensemble,
des mondes nous séparent et un FFP2.

Je me bats avec toi, disant : « on peut le faire! »
« ça va marcher ! » toute les heures je t’apporte
une tasse de thé, un sirop pour la fièvre.
Forte de ta confiance en moi, de ton espoir,
je sens croître sans cesse entre nous cette attache.

Ta grande peur était d’aller à l’hôpital.
« Ce n’est pas nécéssaire », « tout va bien se passer »
disais-tu, mais ce n’était pas vrai, c’était faux.
Je l’ai compris quand je t’ai vu sous oxygène.

Et ce sont des instants que je n’oublierai pas,
cette ultime minute au chevet de ton lit.
Tu restes silencieux et je parle à ta place
et tes yeux sont fermés quand les miens sont mouillés.
Puis, tu vécus alors ce que j’imaginais :
ce tout dernier instant comme un dernier chez-toi.

Tu respires fort, pâle, ta chemise est moite.
Celle à qui tu tiens la main est une étrangère.
Tu connais ma voix, tu connais mon nom.
Sans ma combinaison, me reconnaîtrais-tu ?
Tandis que toi, c’est sûr, tu ne peux te cacher,
au temps de ta faiblesse, je vois tout de toi.
Tu veux, mais ton corps t’abandonne, et nous voilà.
Et je vois tout de toi, et tu ne te vois pas.
Moi presque comme en transe et toi très affaibli.
Tu resteras pour moi, mais que suis-je pour toi ?

Ta plus grande peur, l’hôpital, et ce conflit
toujours. Quelqu’un doit toujours te veiller là-bas,
et le pire de tout, même en y repensant :
tu es mort à l’hôpital. Tu étais tout seul.

Et encore aujourd’hui, après ces quelques mois,
je vois ce premier jour, ta barbe, la lumière…
La peur et le regard embué qui s’inquiète
et sans cesse entre nous qui grandit, cette attache.

Tout ce que tu étais, ce monde dans ta chambre,
tu étais grand et tu le restes pour toujours.
Tu fais partie de ceux qui ont compté pour moi.

Nous partagions des mondes
en dépit du FFP2.

 

Traduction : DC

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