Home > Dossier Dante Alighieri > Virgile, maître et ami de Dante

Né en 70 avant notre ère près de Vérone, et décédé en 19 av. Jésus Christ, couvert d’honneurs dans l’entourage de l’empereur Auguste dont il fut le chantre officiel, Publius Vergilius Maro (Virgile) a été lu par tout l’Occident médiéval. Les poèmes amoureux de ses Bucoliques, son traité de la vie rurale idéale (Les Géorgiques), et enfin son Énéide, qui relate l’épopée du fondateur légendaire du monde romain en même temps qu’elle célèbre la paix romaine promue par Auguste, Dante les a profondément admirées, pour leur beauté et pour les leçons politiques et spirituelles qu’il y a lues. Il n’est donc pas étonnant que la figure de Virgile intervienne dès le premier chant de la Divine Comédie.

 

Duccio, Emmaus, 1308-1311

Les médiations

« Dans la vie, on ne fait rien de valable tout seul. Il faut toujours une sodalité », pour que l’homme découvre et traverse « les vastes étendues qui l’accompliront ».

Dante, comme les autres philosophes de la tradition latine, est conscient de la nécessité de multiples médiations pour réaliser sa vocation personnelle (et donner sa mesure dans le champ littéraire). Certes, il doit effectuer lui-même, à nouveaux frais et durement, le voyage qui lui permettra de sortir de la forêt obscure et d’atteindre sa pleine stature. Mais c’est en suivant les traces et les instructions de nombreux guides qu’il y parvient : il progresse grâce aux explications et aux conseils des élus – et même, d’une autre façon, les damnés lui sont utiles, car l’horreur et le dégoût qu’ils inspirent lui serviront de stimulants et de balises.

Virgile : le maître, l’ami, le pédagogue

Le premier à venir à la rencontre de Dante, quand ce dernier désespère d’échapper aux bêtes sauvages qui l’assaillent dans la forêt obscure, est donc Virgile : le poète romain a quitté les limbes (où séjournent les sages païens, qui continuent à soupirer après la vision divine à eux pour toujours refusée) et il rejoint son disciple perdu. Notons pour commencer que Virgile n’entre pas en scène avec éclat : il se tient d’abord en retrait, dans l’ombre, jusqu’à ce que Dante l’appelle au secours – un bon pédagogue n’est-il pas celui qui sait, quitte à « perdre du temps », attendre ce moment favorable où le disciple lui-même sera en demande de lumières ? Dans le chant 1 de l’Enfer, c’est au fil d’un dialogue où Dante a l’initiative que Virgile se laisse reconnaître :

Tandis que je glissais vers le bas lieu,
une figure s’offrit à mes regards,
qu’un long silence avait tout affaiblie.
Quand je la vis dans le grand désert,
« Miserere de moi », je lui criai,
« qui que tu sois, ombre ou homme certain ! »
Il répondit : « Homme ne suis, homme plutôt je fus,
et mes parents furent lombards,
mantouans tous deux de patrie.
Je naquis sub Julio quoi qu’il fût tard,
et vécus sous le grand Auguste, à Rome,
au temps des dieux faux et menteurs.
Je fus poète et je chantai le juste
fils d’Anchise qui vint de Troie
quand l’orgueilleuse Ilion fut toute en flammes.(….)
Il te convient d’aller par un autre chemin »

(Enfer, I, v. 61-75, v.91)

 

Ce Virgile dont Dante a assidûment fréquenté les poèmes dès sa jeunesse lettrée, celui dont il admire l’enseignement moral de piété (sous sa plume, Énée est en effet l’homme pieux par excellence, c’est-à-dire le héros respectueux et doux dans ses relations avec les dieux, avec ses concitoyens et ses proches), celui qui a célébré un idéal de monarque vigoureux en même temps que pacifique (Auguste), celui qui a décrit avec autorité les enfers païens visités par Énée, voici que son ombre elle-même lui est apparue ! La joie et l’étonnement submergent Dante. Mais n’est-ce pas toujours en réalité la vertu du « classique », de l’auteur décisif, après avoir été abordé en classe par le truchement du livre, que de devenir, au moment crucial, un maître en même temps qu’un ami intime ?

Tout au long de la traversée, Virgile ne cesse de prendre soin de son pupille, de l’instruire (notamment sur son parcours futur), de l’admonester (lorsqu’il est tenté par le désespoir), de le reprendre – par exemple lorsque celui-ci reste comme fasciné par le spectacle de l’enfer : il risquerait de mal y employer sa compassion. Souvent, Virgile agit aussi en avocat : il justifie la démarche inouïe de Dante, le défend à la fois contre lui-même (quand il défaille) et contre les ombres et les monstres qui, ne croyant pas à sa vocation céleste, mettent en doute sa progression. Il serait trop long de citer ici, pour chacun de ces actes pédagogiques, un ou plusieurs extraits de l’Enfer ou du Purgatoire. Nous nous limiterons donc à deux moments, le début et la fin, de cette équipée.

 

Gustave Doré – Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer

 

L’entrée en matière

Pédagogue, le poète antique commence par rassurer son élève. Il suscite chez lui le calme et la détermination nécessaires à la réalisation de toute grande entreprise, par trois moyens pédagogiques très classiques. Premièrement, il lui expose le but – grandiose – du voyage : non seulement échapper aux tourments actuels, mais atteindre la félicité sublime en rejoignant Béatrice et la cour céleste ; ensuite, il lui révèle qu’il agit non de son propre chef, mais parce qu’il en a reçu mission d’instances supérieures : comme tout élève se confiant plus facilement au maître capable d’obéir à plus grand que lui, Dante s’empresse d’acquiescer à celui qui le guide à la demande de Béatrice. Enfin, Virgile opère en bon maître quand il n’hésite pas à démasquer la lâcheté de son disciple, quitte à fouetter son amour propre. Ce faisant, il lui témoigne du respect : s’il estime Dante capable de prendre conscience de sa misère et d’y renoncer, c’est qu’il considère qu’il est en mesure de se dépasser.

« Si j’ai bien compris ta parole » (II, 43)
répondit l’ombre du magnanime,
« ton âme est accablée de lâcheté ;
laquelle accable l’homme bien souvent
et le détourne d’une haute entreprise
comme fausse vision à une bête qui s’ombrage.
(…)
Allons : qu’as-tu ? pourquoi, pourquoi t’attardes-tu, (121)
pourquoi accueilles-tu la lâcheté dans ton cœur,
pourquoi es-tu sans courage et sans tranquillité,
puisque les trois dames bénies
ont souci de toi dans la cour du ciel,
et que mon parler te promet tant de bien ? »

(Enfer, II, v. 43-48, v. 121-126)

Cette parole du maître fait mouche, et c’est animés par un même vouloir (le signe distinctif de l’amitié, selon Salluste), qu’ils entament ensemble, le Mantouan devant, le Florentin à sa suite, le périlleux voyage :

« Tu as si bien, par ton discours, (II, 136)
disposé mon cœur au désir d’aller,
que je suis revenu à mon premier dessein.
Va donc, car nous avons tous deux un seul vouloir :
toi mon guide, mon seigneur et mon maître.»
Je lui parlai ainsi ; et quand il s’ébranla,
j’entrai dans le chemin dur et sauvage. »

(Enfer, II, v. 136-142)

Gustave Doré – Béatrice visite Virgile

 

Quand Virgile prend congé

Du maître accompli, Virgile a aussi, comme l’ami véritable, le désintéressement. En effet, quand il ouvre la voie à Dante, quand il parcourt (sans les inconvénients du corps mortel pesant, il est vrai) ce « chemin dur et sauvage », il agit tout gratuitement – puisque lui-même est voué à s’élever seulement jusqu’au 30ème cercle du Purgatoire, et puis à regagner les limbes.

Virgile dévoile la finesse de son amitié au moment de son retrait : il présente son élève à un autre poète épique de l’Antiquité, Lucain, l’auteur de La Pharsale (qui serait, selon la Divine Comédie, devenu chrétien à la fin de sa vie) ; il introduit ainsi Dante dans la confrérie des écrivains de premier plan et désigne en Lucain son successeur chrétien, avant de se retirer, très discrètement. À la faveur d’une vision qui frappe son ami de stupeur (il s’agit de Béatrice, apparue triomphale sur un char), Virgile se soustrait à sa vue : lorsque Dante revient à lui, son maître l’a quitté, il a regagné les limbes.

Ainsi dans un nuage de fleurs
qui montaient des mains angéliques
et retombait dedans et au-dehors,
couronnée d’olivier sur un voile blanc
m’apparut une dame sous un vert manteau,
vêtue des couleurs de la flamme vive.
Et mon esprit, qui depuis si longtemps
n’avait pas été en sa présence,
brisé et tremblant de stupeur,
sans l’avoir encore reconnue de mes yeux,
par la vertu secrète qui venait d’elle,
sentit la puissance de l’ancien amour.
Aussitôt qu’eut frappé mon visage
la haute vertu qui m’avait transpercé
avant que je fusse hors de l’enfance,
je me tournai vers la gauche, avec l’attente
qu’a le petit enfant quand il court vers sa mère,
dès qu’il a peur, ou qu’il est triste,
pour dire à Virgile : « moins d’une once de sang
me reste qui ne tremble pas :
je reconnais les signes de l’ancienne flamme. »
Mais Virgile nous avait laissés,
privés de lui, Virgile, mon très doux père,
Virgile à qui je m’étais donné pour mon salut ;
et tout ce que perdit l’antique mère,
n’empêcha pas mes joues lavées de rosée,
de se ternir à nouveau de pleurs.
« Dante, [c’est Béatrice qui parle désormais avec autorité]
parce que Virgile s’en va,
ne pleure pas, ne pleure pas encore ;
il te faudra pleurer pour un autre coup. »

(Purgatoire, XXX, v. 28-57)

 

Le pédagogue véritable accepte de n’être qu’un précurseur : une fois sa mission accomplie, il se retire et laisse le champ libre à son disciple (notons que c’est ici que, pour la seule fois de tout le poème, le nom de « Dante » est prononcé – juste après le départ de Virgile, et juste avant sa confession publique, où Dante répondra devant tous de ses actes passés) en même temps qu’à de nouveaux maîtres, plus grands que lui : Béatrice et tous les docteurs chrétiens.

Ainsi, le Virgile qui guide Dante à travers les deux royaumes inférieurs a toutes les qualités du maître : il est dévoué, désintéressé, compétent et sait attendre ; il agit avec chaleur et délicatesse, et sans complaisance. Enfin, il se retire et laisse volontiers son disciple le dépasser.

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