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« Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue.
Ah dire ce qu’elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peur dans la pensée ! »

(Enfer, I, v. 1-6)

Ainsi commence la Divine Comédie. Ainsi s’annonce la descente imminente de Dante pour les Enfers. Dante est tombé bas – on ne peut plus bas. Au début de ce triduum pascal – car l’expérience mystique qui est à l’origine de l’œuvre commence dans la nuit du Jeudi Saint 1300 – il est comme Judas que passions, orgueil et déceptions ont amené au pire. Il est comme chacun de nous, tôt ou tard (« Au milieu du chemin de « notre » vie, écrit-il, car son expérience, infiniment personnelle, touche cependant au drame de chaque cœur et a donc portée universelle).

 

Giotto, Le baiser de Judas – Fresque (1303-1306), Chapelle des Scrovegni, Padoue (Détail)

 

Pourtant, ce ne sont ni simplement son péché ni l’angoisse de sa perdition qui vont conduire Dante en enfer. Son voyage est le fruit d’une rencontre et c’est Virgile qui va le mettre en mouvement. C’est dire que l’Enfer de la Divine Comédie n’est pas un état d’âme. Il est la prise de conscience réfléchie par Dante de l’abîme de son péché, que seule permet la présence de son guide, de cet autre qui le sauve de sa subjectivité.

L’Enfer – de même que le Purgatoire et le Paradis – n’est pas non plus une élucubration ou une description imaginaire. La traversée de Dante est une expérience. Elle est l’expérience rédemptrice de tout homme qui accepte un jour d’affronter sa misère, d’assumer jusqu’au bout la responsabilité de son péché – seul chemin possible vers la purification (Purgatoire) puis la vision béatifique (Paradis). Elle est enfin l’expérience quotidienne de celui qui accepte de reprendre le chemin après la chute, de se relever pour la millième fois, de se savoir pour toujours en pèlerinage.

La situation initiale

Seul, Dante serait resté paralysé dans sa désespérance. Car telle est sa situation. La forêt des difficultés de la vie et des ténèbres de son cœur est « obscure », « âpre » et « forte », sans issue. Toute la réalité lui est hostile – du moins ainsi la perçoit-il – au point que le mode passif du troisième vers (« la voie droite était perdue ») indique son incapacité radicale à se mouvoir, à se risquer dans quelque direction que ce soit.

Deux réflexes salutaires lui viennent cependant :

« Je ne sais pas bien redire comment j’y entrai
tant j’étais plein de sommeil en ce point
où j’abandonnai la voie vraie.
Mais quand je fus venu au pied d’une colline
où finissait cette vallée
qui m’avait pénétré le cœur de peur,
je regardai en haut (…) »

(Enfer, I, v. 10-16)

Le premier réflexe – signe d’humilité – est de ne pas se demander comment il en est arrivé là. L’introspection, au contraire, qui est toujours recherche de justification, serait une manière de fuir la situation. Le deuxième est de « regarder en haut », de sortir de lui-même, de s’ouvrir à tout ce qui peut être autre ; ce qui lui donne la force d’entreprendre quelques pas.
Sa marche n’est que de bien courte durée, car trois bêtes viennent rapidement lui fermer le chemin : une panthère « légère et très agile » [1]Enfer, I, v.32 comme la concupiscence ; un lion « la tête haute, plein de faim enragée » [2]Enfer, I, v.47 comme l’orgueil ; et une louve « qui paraissait dans sa maigreur / chargée de toutes les envies » [3]Enfer, I, v. 49-50 .
Seul un miracle, l’irruption de quelque chose d’un autre ordre, un secours inattendu, pourrait désormais tirer Dante d’affaire.

C’est alors qu’une ombre passe, inespérée, discrète et gratuite comme la grâce.

Le cri du « Miserere ! »

A bout de force et de courage, Dante a recours à la dernière chose qu’il lui reste : le cri. Un cri jeté à cette ombre, et qui lui vient du fond des entrailles : « Miserere de moi ! » [4]Enfer, I, v. 65 : « Pitié ! ». Un cri qui reconnaît que le salut ne peut que lui venir d’ailleurs – et accepte cette humiliation. Un cri qui ouvre la possibilité de ce salut.

L’ombre répond et n’est autre que Virgile (Virgile, maître et ami de Dante), envoyé d’en haut (trois dames – Béatrice, Sainte Lucie et la Sainte Vierge – ont compassion de Dante et, à travers lui, de tous ceux qu’il pourra sauver par son expérience prophétique). Il propose à Dante d’entreprendre le voyage qui le rendra à lui-même :

« (…) je serai ton guide,
et je te tirerai d’ici vers un lieu éternel,
où tu entendras les cris désespérés ;
(…)
et tu verras ceux qui sont contents
dans le feu, parce qu’ils espèrent venir
un jour futur aux gens heureux
(…)
Et si tu veux ensuite monter vers eux,
une âme se trouvera, bien plus digne que moi :
à elle je te laisserai à mon départ ;
car cet empereur qui est là-haut,
comme je fus rebelle à sa loi,
ne veut pas qu’on vienne par moi à sa cité.
En tous lieux il gouverne, et là il règne ;
là est sa ville et son haut siège »

(Enfer, I, 113-128)

« Alors il s’ébranla, et je suivis ses pas » [5]Enfer, I, 136 : Dante commence sa descente irréversible vers les Limbes et les neuf cercles de l’Enfer.
C’est la nuit du Vendredi au Samedi Saint.

 

Giotto, Le Jugement Dernier (1306) – Chapelle des Scrovegni, Padoue (Détail)

References

References
1 Enfer, I, v.32
2 Enfer, I, v.47
3 Enfer, I, v. 49-50
4 Enfer, I, v. 65
5 Enfer, I, 136