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« Regarde et passe » (Enfer, III, v. 51)

Ce conseil empressé de Virgile sera décisif pour Dante, qui entame au Chant III sa descente au sein des Enfers. Peu avant, il a lu la terrible inscription qui surmonte la porte des ténèbres :

« Par moi on va dans la cité dolente,
par moi on va dans l’éternelle douleur,
par moi on va parmi la gent perdue.
Justice a mû mon sublime artisan,
puissance divine m’a faite,
et la haute sagesse et le premier amour (…)
Vous qui entrez laissez toute espérance. »

(Enfer, III, v. 1 – 6, 9)

 

« Regarde ! » signifie « Prends conscience du péché, ne le fuis pas, acceptes-en la réalité et laisse-la te transpercer ! ».
Mais « Passe ! », c’est-à-dire : « Ne t’y arrête pas ! C’est justement le drame de tous ceux que tu t’apprêtes à rencontrer : ils se sont enfermés dans leur péché, ils ont laissé celui-ci les définir, ils n’ont pas accepté d’en être sauvés ».

 

Enfer de la Divine Comédie – Bartolomeo di Fruosino

 

L’enfermement sur soi est en effet le principe de l’Enfer, et des châtiments qui y sont décrits au fil de ses neuf cercles concentriques. Le tout forme un abîme comme un entonnoir, dont la Divine Comédie nous dit qu’il a été creusé par Lucifer sous la ville de Jérusalem, lorsque son orgueil l’a fait choir du paradis. Plus les damnés ont commis des fautes graves, plus ils tombent bas, et plus leur punition est pénible. Celle-ci consiste toujours en une torture à répétition éternelle, en lien (par analogie ou par contraste) avec le vice du pécheur.

Dans l’Ante-enfer, au seuil, se trouvent ceux qui, dans la vie, n’ont pas accepté de prendre position, les « indolents » indignes même d’être châtiés. Dans les Limbes, errent les âmes pures qui n’ont cependant pas été baptisées.

Après les avoir considérées avec douleur, Dante poursuit sa route. Il va regarder, mais aussi interroger les âmes, pour comprendre leur tourment. Ainsi sont mis à jour les plus grands péchés, mais toujours de manière incarnée, dans telle ou telle personne réelle ou mythologique – en tous les cas célèbres. Ainsi le drame de l’humanité est-il mis à jour : la réalité concrète, historique, personnelle et parfois lourde de conséquence du péché.

Ainsi sont croisées Cléopâtre et Hélène de Troie au cercles des luxurieux. Ainsi sont croisés Ulysse et Diomède au cercle des conseillers fourbes et des orgueilleux. Ainsi est croisé le comte Ugolin, qui dévore pour l’éternité le crâne de son ennemi, l’archevêque Ruggeri, au cercle des traîtres. Ainsi, enfin, sont croisés les trois grands traîtres de l’histoire : Cassius, Brutus et Judas.

« Amour qui force tout aimé à aimer en retour,
me prit si fort de la douceur de celui-ci
que comme tu vois, il ne me laisse pas.
Amour nous a conduits à une mort unique ».

(Enfer, V, v. 103 – 106)

 

La Carte de l’Enfer dessinée par Sandro Botticelli (1480-1490)

 

En ces mots douloureux de Francesca da Rimini, amante illégitime enfermée au cercle des luxurieux, se résume finalement la problématique de tous les Enfers : un amour désordonné. Un amour qui a dévié pour toujours l’élan pourtant initialement positif du cœur humain. Un amour perdu que Dante contemple à chaque pas et qui le fait souvent pleurer. Un amour dont il reconnaîtra, peu à peu, que c’est pure grâce que de pouvoir le préserver intact.