Home > Dossier Dante Alighieri > La sortie de l’Enfer

Après une descente angoissante d’un jour et une nuit, Dante atteint avec Virgile le fond de l’Enfer. Quelle n’est pas sa surprise que de découvrir un lieu hideusement glacé, bien loin des flammes communément associées aux tourments éternels ! Un lieu immobile, figé, privé à jamais de toute vie, de toute relation, de toute espérance.

Des âmes s’y trouvent cependant, condamnées à vivre leur « non-vie » pour toujours, à endurer consciemment et à jamais leur non-existence.

« Je me trouvais déjà, et je tremble à l’écrire
là où les ombres étaient toutes couvertes,
et transparaissaient, comme fétus dans le verre.
Les unes sont couchées ; les autres debout ;
celle-ci sur la tête, celle-là sur ses jambes ;
une autre mise en arc, la face vers les pieds.
(…)
Là l’empereur du règne de douleur
sortait à mi-poitrine de la glace ».

(Enfer, XXXIV, v. 10 – 15, 28 – 29)

 

Devil: Mosaic of the Satan in the Last Judgment on the ceiling of the Florence Baptistry (Detail) (13th century)

 

Parmi ces ombres, celles des trois grands traîtres de l’histoire se détachent en un tableau épouvantable, broyées vivantes et continuellement par les trois gueules de Lucifer, le prince infernal à une tête et trois faces. Elles existent – elles ressentent la terrible douleur – mais elles n’existent plus – leurs personnes ont été complètement envahies par l’objectivité effroyable du péché. Elles ont fièrement cru s’assurer leur autonomie en trahissant leurs maîtres (le maître de la destinée – le Christ – dans le cas de Judas ; et le maître temporel – César – dans le cas de Brutus et Cassius) mais elles n’ont fait que se lier dans une dépendance monstrueuse. Elles se sont défigurées à jamais par refus d’appartenir, comme leur bourreau éternel l’avait fait à la Création du monde.
À ces âmes, Dante ne peut pas parler. Alors qu’il avait pu interroger les autres ombres rencontrées au fil de l’Enfer, et s’émouvoir de leurs destinées, il ne peut ici que faire face au silence glacial auquel sont réduits ces damnés.

C’est Virgile qui le tire subitement de l’immobilisation qui l’envahit lui aussi, et l’entraîne dans une équipée soudain étourdissante.

« Comme il le voulut, j’embrassai son col ;
il saisit le moment et le lieu opportun
et lorsque les ailes furent grandes ouvertes,
il prit appui sur les côtes velues :
puis de touffe en touffe il descendit
entre le poil dru et les croûtes glacées.
Quand nous arrivâmes au point où la cuisse
s’emboîte au saillant de la hanche,
mon guide (…)
s’agrippa au poil comme pour monter,
si bien que je croyais retourner en Enfer.
« Accroche-toi bien », dit mon maître, haletant
comme un homme harassé, « c’est par de telles échelles
qu’il nous faut quitter ce lieu de tant de mal ».
Puis il sortit par le trou d’un rocher
et me posa assis sur le rebord ».

(Enfer, XXXIV, v. 70 – 77, 80 – 86)

 

Eugène Delacroix – Dante et Virgile eux Enfers 

 

Dante est sorti de l’Enfer. Par une voie étroite et ardue, un corps-à-corps angoissant avec Lucifer, Virgile l’en a sauvé. Comme la rencontre initiale avec le guide, cette issue est inespérée, accordée – pure grâce. Dante n’avait ni la connaissance ni les forces pour le chemin mais il a été pris en charge par l’ami. C’est au plus profond du péché, lorsque celui-ci semble avoir définitivement établi son règne, que surgit le salut. Mystère du Samedi Saint, où le Christ, Dieu, affronte l’Enfer, le non-Dieu.

Il faut quelques instants à Dante pour réaliser ce qui lui est arrivé. Mais les astres du ciel, qui consolent tout-à-coup ses yeux incrédules lui indiquent le chemin que son âme a parcouru.

« Et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles ».

(Enfer, XXXIV, v. 139)