La contemplation de la croix est contenue dans celle de la résurrection (toute foi est foi en la résurrection), et c’est dans la contemplation de la croix que celle de ses propres péchés et du péché du monde trouve sa place. Car, au point de vue chrétien, il n’y a aucune contemplation fructueuse du péché, si ce n’est sur le chemin de la confession, et l’origine de la confession, c’est la Croix. Ce n’est qu’à la lumière de la croix et du jugement sur le péché qui est porté à la croix, que le pécheur peut espérer comprendre et peser de quelque manière ce qu’est son péché. La bonne ou la mauvaise conscience, comme on l’appelle, si nécessaire qu’elle puisse être, n’y suffirait pas seule, car l’essence du péché est le mensonge, et par là aussi l’obscurcissement de la connaissance intérieure de soi-même. Il est plus facile qu’on ne le croit de tromper sa conscience, et de faire place en soi aux jugements du « monde ». D’un autre côté, il peut y avoir un certain désespoir global sur l’abîme de ses propres péchés qui, tel qu’il est éprouvé, n’est pas non plus voulu de Dieu, mais correspond lui-même à une disposition pécheresse. C’est à partir de la croix qu’est accordée au pécheur la juste objectivité (la mesure, voulue par Dieu, de connaissance de sa faute) et la juste subjectivité (la mesure, voulue par Dieu, de contrition, de conversion, de repentir éprouvés), c’est de la Croix aussi qu’est donnée, dans la juste mesure et avec la juste disposition, la crainte du jugement. Une angoisse du jugement, qui se déchaîne sans mesure et sans frein à côté de la réalité de la Croix, n’est aucunement chrétienne, elle est même absolument non chrétienne. Mais, incontestablement, la contemplation du péché en face de la croix est dialectique : c’est en regardant mon Rédempteur que je comprends pour la première fois ce que j’ai réellement accompli. (…)
La contemplation de l’enfer conserve en ce sens, comme la contemplation du péché en général, sa dialectique. Elle est pratiquée en présence de l’abandon du Fils par Dieu et de sa descente dans les ténèbres de l’Hadès. A quel point inouï ce jugement du Père est strict – car, qui comme le Fils sait vraiment ce que cela signifie, d’être abandonné du Père ? – je le comprends dans le Fils, qui porte non ses péchés, mais les miens. C’est ma « descente en enfer » que j’aperçois en lui, que j’ai donc, Dieu sait à quel point ! méritée, et de laquelle je ne peux pas me tenir à distance dans cette contemplation, avec le sentiment intime d’avoir sauvé ma peau, là où l’ami, l’aimé, l’Amour éternel lui-même, est supplicié à ma place. Un tel sentiment serait l’absolu manque d’amour, l’égoïsme grossier, le cœur froid, qui ne s’attendrit pas, même devant le supplice du Fils, et qui pourrait, qui le sait, attirer sur soi, pour cette raison, la colère accrue, inévitable, du Père. Il ne reste qu’une chose à faire au pécheur qui contemple et qui voit ici son propre péché en jugement : être là lui aussi, où c’est son affaire qui est traitée, être là comme celui qu’il est; le pécheur qui précisément n’était pas là, qui a trahi comme Judas, renié comme Pierre, et fui comme les autres ; être là comme celui qui, par son péché, est coupable de tout, et par conséquent doit sans contradiction approuver la condamnation du juge et le cri d’abandon de la victime : oui, cela est la vérité, c’est cela que lui a mérité.(…)
Tout ce qu’un chrétien peut accomplir en marchant à la suite du Christ a toujours pour principe le Ressuscité, et c’est pourquoi la rédemption du Seigneur ne peut être rejointe pour être recommencée avec lui. C’est pourquoi aussi une contemplation de la passion, même accomplie avec le plus grand sérieux, ne peut jamais aboutir, ou seulement tendre, à faire que l’orant marche « à côté » du Seigneur, portant avec lui sa croix comme il l’a fait pour la première fois. Au contraire, plus grandit le sérieux de la participation à la passion du Seigneur, plus grandit aussi dans l’orant la conscience de la différence. Le Seigneur souffre, mais comme un innocent ; je souffre, mais comme coupable de sa souffrance. Et l’amertume de la solitude a toujours pour l’orant ce côté dur, que, comme pécheur qui a renié et trahi, il est repoussé loin du Seigneur souffrant. Et il sait bien que, s’il voulait se placer au-delà de cet abîme, il s’attirerait le reproche du Seigneur aux femmes de Jérusalem priant au « carrefour », souffrant sans se tenir à distance : « Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants. » Et sans doute ce rejet à distance est objectivement une forme de participation au chemin de croix du Seigneur puisque le Seigneur prend sur lui précisément ce rejet qui est le nôtre et accepte d’être délaissé par le Père dans les ténèbres les plus lointaines. Mais, en aucun cas nous n’avons le droit ni le pouvoir de le vivre subjectivement comme le parcours d’un chemin commun, comme l’expérience d’une souffrance commune. Une communauté existera de nouveau à Pâques ; maintenant, dans la souffrance, prédomine la solitude dure et amère, qui, soufferte par chacun pour soi et solitairement, ne peut être vue et jugée comme communauté qu’au ciel. Marie elle-même est séparée de son Fils par la parole qui la confie à Jean ; le cordon ombilical qui la reliait à celui qui souffre sur la croix est coupé, et un autre rapport est établi qui ne peut être considéré comme l’équivalent du rapport perdu. La même chose s’applique à saint Jean qui représente d’un côté les, Apôtres, d’un autre côté tous les croyants qui souffrent.
Quiconque cherche à contempler la passion avec sérieux ressent, à cette pensée d’une différence foncière, quelque chose de libérateur : la propreté spirituelle, la simple convenance, l’exige. Que je puisse en esprit réunir mes petites vibrations sentimentales et l’événement inouï de la rédemption, est intérieurement si dépourvu de vérité et de distance qu’on ne peut mieux faire que de le caractériser comme faux semblant… Que je pleure un peu en participant à la scène ou que, comme jusqu’ici, je suive le spectacle d’un œil sec, du côté du peuple qui regarde bouche bée, ou des soldats, ne change réellement que très peu à la situation : la contemplation de la passion requiert, plus que toute autre, l’agenouillement dans la poussière, l’adoration sans retour sur soi-même, la vision pure et simple des images, des événements et des états intérieurs du Seigneur souffrant, de station en station, avec, à chaque fois, oralement ou mentalement, la prosternation : « Adoramus te, Christe ». Ou bien, comme à l’adoration de la croix, le Vendredi saint, une marche entrecoupée de génuflexions et l’humble baisement des plaies. Ma faute est, en cet instant, si évidente et si élevée qu’elle n’a pas du tout besoin d’être mise en lumière ; d’un autre côté, en tant qu’elle est la mienne, qui pèse sur mes épaules, elle est tout à fait insignifiante, parce que la charge qu’elle fait peser sur l’Agneau de Dieu est seule encore visible et importante.
Cela n’exclut pas qu’ici comme partout ailleurs une résolution efficace portant sur tout ou sur un point particulier puisse être à sa place ; mais pas autrement que dans toute autre, contemplation, et nullement comme si le projet de « faire mieux » devait « alléger » au pauvre Sauveur la vraie, l’originelle, l’unique croix. Il m’est tout d’abord montré ce qui est, et j’ai à me contenter de cette réalité, et à tenter de lui faire face, sans vouloir me rendre plus supportable ce qu’elle a d’insupportable par mes bonnes résolutions. Que la passion me soit montrée à partir de la résurrection implique aussi que sa figure, sa grandeur, son poids, sont achevés et placés devant moi pour l’éternité. « On ne peut rien en enlever, et rien y ajouter » [1]Qo 18, 5 . C’est là le premier terme qui n’est mis en question par aucun deuxième terme. Celui-ci est sans doute ensuite ma participation par ma présence. Comme pécheur aussi bien que comme croyant, comme celui qui augmente aussi bien que comme celui qui diminue. Et le facteur de diminution est d’abord la pleine reconnaissance de ce qui était et est réellement, et l’acceptation de se laisser transformer en demeurant en présence de cette réalité.
Que le croyant qui veut adopter cette attitude soit introduit par grâce, d’une manière cachée et pour lui à jamais incompréhensible, dans l’image et dans l’œuvre primitives, est vrai. Marie, qui était sans péché et qui symbolise l’Église, se tenait au pied de la croix, et Jean, qui était un pécheur, ainsi que les femmes qui étaient des pécheresses, y étaient aussi ; elles se tenaient là avec Marie et avec les deux larrons sanglants, et formaient un noyau d’Église. Et le sacrement de l’eucharistie avait aussi déjà été institué, il avait été goûté par l’Église, et l’effusion du sang « pour vous » et le don de la chair « pour vous » s’accomplissaient dans une communauté primitive, immémoriale, dans laquelle tout pécheur et tout justifié sont contenus. Et pourtant cette œuvre incompréhensible de souffrance commune ne s’accomplit jamais – même dans son premier et sanglant accomplissement qu’en vertu d’une grâce englobante et tout aussi incompréhensible que l’orant ne peut pas supposer toute naturelle et due en justice. Il doit par conséquent contempler dans sa pureté et son unicité la source de cette grâce qui l’englobe, et plus il est authentiquement introduit par la grâce dans la contemplation de la passion, moins il lui sera difficile de distinguer entre la souffrance du Seigneur et les impressions plus ou moins pénibles qu’il éprouve. Seule l’Ecclesia, en tant que la pure épouse, symbolisée par la Vierge Mère qui souffre avec son Fils, se trouve, plus originellement que le reste de l’humanité, du côté du Fils, et c’est elle qui forme pour les autres, pour les pécheurs, la porte d’entrée dans la « compassion ». Mais elle aussi n’est là que par une grâce originelle de « pré-rédemption ».
Que l’orant puisse entrer dans la passion en partant de la résurrection accomplie fait que sa disposition fondamentale est la reconnaissance. L’Esprit consolateur que le Ressuscité nous donne, fait prendre conscience au monde qu’il y a un péché, une justice et un jugement [2]Jn 16, 8 : les ébranlements de la terre qui s’ouvre jusque dans ses profondeurs sont des formes de la grâce du Consolateur qui l’agite avec violence. Bien plus, ce qui ne peut apparaître à la terre que comme un arrêt de la justice est déjà en soi le commencement de la résurrection, puisque la terre déchirée ouvre l’Hadès, et que les tombeaux se brisant libèrent les corps de ressuscités [3]Mt 27,51 . L’obscurcissement du soleil (desolatio) comme signe que le Père bienfaisant se détourne, lui qui fait lever son soleil sur les bons et les méchants, est en même temps signe de son avènement pour le jugement, donc signe de l’aurore du « jour du Seigneur » grand et terrible, en lequel pourtant Israël a de tout temps placé son espérance.
Et ce qui subit dans la passion et la résurrection sa culmination dramatique suprême: le renversement brusque de la perdition de la mort et des ténèbres de l’enfer à la rédemption éternelle et à la gloire céleste – les deux aspects étant d’ailleurs inséparables, et la descente de la lumière du ciel dans les abîmes de l’enfer signifiant déjà le jaillissement suprême de cette lumière spirituelle : ce mystère de l’unité de l’obscurcissement et de la manifestation de Dieu, de l’éloignement et de la proximité de Dieu, était déjà de tout temps un mystère connu à la foi d’Israël.
Hans Urs von Balthasar, La Prière Contemplative, p.163-168
Illustrations: © Olena Smaha, Fragments of Via Crucis, 2008