Il y a deux ans en Italie, j’écoutais avec stupeur le chant de quelques artistes Ukrainiens. Il me semblait n’avoir jamais entendu quelque chose de si pur, de si profondément unifié et enraciné. Les voix évoquaient tour à tour la lumière d’un paysage d’enfance, la douleur d’un drame intérieur, la puissance d’un torrent de montagne, passant de l’un à l’autre avec une simplicité des plus bouleversantes. C’était comme si la permanence et le mouvement s’offraient ensemble dans le concret basculement d’une note vers la suivante. Ce qui s’actualisait devant moi semblait être vivant depuis la nuit des temps. M’ouvrant de ce naturel si profond à l’ami qui m’accompagnait, il me dit en substance : « Cette musique ne s’est jamais coupée de sa source, il n’y a pas, comme chez nous, un divorce que l’on tâche tant bien que mal de réconcilier. » La musique nous reprenait et les voix continuaient de fouiller mon cœur comme un sanglot inconsolable, le chant s’emplissait de larmes au même rythme que la vie, il le faisait sans quitter la lumière. Je sentais à l’intensité de sa présence que l’expérience m’était fondatrice. Je n’ai jamais oublié la douceur de ce déchirement qui opère à la manière de la vérité. Je n’ai pas oublié non plus les paroles de mon ami. Il me semble qu’aujourd’hui elles prennent tout leur sens.
« Coupé de sa source », « un divorce », voilà un état des lieux quelque peu déroutant. J’ai voulu voir à quel moment cette coupure avait eu lieu dans l’histoire de la peinture. Il me semble assez évident que le divorce avec la grande tradition de la peinture a été prononcé par Pablo Picasso lors du dévoilement des « demoiselles d’Avignon » (qu’il nommait également son « bordel philosophique »). Nous sommes en 1907 et la rupture introduite par le peintre espagnol fait scandale. Le sujet représenté n’en est pas la cause, des prostituées ont déjà été peintes sur les toiles des maîtres. Ce qui choque, c’est la
façon dont le tableau est exécuté. En ce début du XXe siècle, à l’apogée de la technique picturale, l’académie veille jalousement sur la défense du patrimoine artistique et à sa transmission. Voilà des générations que le savoir-faire s’enrichit et se transmet de maîtres à disciples. La technique des beaux-arts atteint un sommet inégalé. Pablo Picasso prend résolument le contre-pied de tout cet héritage. Il est vrai que le monde change à grande vitesse et que les peintres de l’académie ne semblent pas avoir reçu les mises à jour. En ces années-là, selon Raïssa Maritain (que l’on peut difficilement taxer de progressiste), l’académisme apporte à la peinture « sa froideur, son orgueilleuse distance, (…) la brutalité et le mauvais goût du trompe l’œil » [1]Raïssa Maritain, Les grandes amitiés – Desclée de Brouwer . Déjà, depuis plusieurs décennies les impressionnistes apportaient un air nouveau et montraient que le frisson de la présence du mystère n’habitait plus le savoir-faire de l’institution. L’histoire de l’art est le déplacement d’une vibration dans le temps. Bientôt, les œuvres académiques seront, comme la mue d’un serpent, abandonnées et oubliées. Le serpent fait peau neuve. Une fleur nouvelle est en train d’éclore, cela demande du respect et du temps. La poussée d’une avant-garde prépare le terrain, l’académie résiste. L’heure est explosive. Peut-être aurait-il suffit de ne pas craquer d’allumette à ce moment-là pour que le chemin de la peinture prenne un autre sens. C’était sûrement trop demander à l’impétueux et ambitieux génie que de ne pas vouloir s’emparer coûte que coûte de l’histoire. Pablo s’engouffre dans l’interstice, « Le bordel d’Avignon » et son auteur précipitent les choses. Le scandale ouvre une porte et en ferme une autre avec violence et en opposition ciblée aux maîtres et enseignements de l’académisme. On pourrait se demander s’il était nécessaire pour contrer l’institution d’un temps, de jeter le bébé avec l’eau du bain et de renier avec autant de ferveur un si grand héritage. Le fait est que le peintre espagnol, tel un fier torero, donne l’estocade finale à la vieille institution et à ce qu’elle représente. Picasso était-il conscient du chavirement qu’il imposerait à la peinture ? Qu’importe… Ce sont bel et bien « les demoiselles » qui feront que toute la peinture s’engouffre durablement dans une nouvelle ère. Il me semble essentiel de prendre conscience du choc qu’a produit le dévoilement de cette toile et d’en mesurer toute la portée.
Il est impossible aujourd’hui de pouvoir peindre comme avant d’avoir visité « le bordel d’Avignon ». Pour qualifier cette toile et son apport à la peinture, des artistes tel que Matisse, Braque, mais encore Apollinaire parleront de « terrorisme ». André Derain ira jusqu’à affirmer à un marchand d’art « qu’un jour on apprendrait que Picasso s’est pendu derrière sa grande toile. » Raïssa Maritain relate que le peintre lui-même aurait gardé longtemps ses demoiselles cachées dans son atelier, n’osant les montrer seulement qu’à quelques amis peintres qui s’offusquaient que la peinture puisse un jour « devenir ça ! » De ce « ça » et de comment il est vécu, Paul Claudel en témoigne dans son livre « L’œil écoute ». Après une fine contemplation des délices de la peinture Hollandaise, un émerveillement face à celle d’Espagne, le poète de France ne peut s’empêcher de donner libre cours à sa douloureuse incompréhension face à la peinture qui a suivi. Il affirme que « la principale raison de la lugubre décadence où est tombée aujourd’hui la peinture est qu’elle n’a plus rien à dire. On croirait que son objet est de prouver que rien de ce que à quoi le regard de l’homme peut s’adresser ne vaut la peine de l’arrêter et n’est capable de vaincre, jusqu’au sens et jusqu’à l’expression, le morne hasard d’exister. » L’écrivain dénonce ensuite « le morne spectacle de la bêtise, de l’ignorance et de la maladresse mises au service de la laideur, quand ce n’est pas de la folie. (…) Nos artistes, incapables de comprendre la nature, trouvent plus simple de bassement la calomnier (…). Le peintre ne peut plus se décoller de la matière, c’est trop souvent un maçon, j’allais dire un goujat, le pinceau ne lui suffit plus, il lui faut le couteau et la truelle. Rien de répugnant comme ces tartines de fiente, ces crépis d’un mortier rugueux et calcaire, qui ont remplacé l’huile grasse, chaude, lumineuse, prudente, transparente, délicate, des anciens peintres, ce rayon au bout de leurs doigts aussi capable de caresser un épiderme que de froisser une étoffe, que de modeler un volume et de suggérer sous les avancements de l’apparence tout ce qu’il y a derrière » . [2]Paul Claudel, L’œil écoute – Folio J’arrête ici la citation bien que la colère du poète, elle, se poursuive… Il est à noter également que si Claudel s’en prend à ces « gâcheurs » de la peinture, il a l’intelligence de voir que la cause de la fracture est extérieure à cette expression artistique nouvelle qu’il condamne. La peinture nouvelle est au service d’une idéologie, qui veut seulement « prouver que rien de ce que à quoi le regard de l’homme peut s’adresser ne vaut la peine »… Ce nihilisme s’étend à toute la société, ce profond changement d’attitude face au monde est le véritable lieu de la fracture, du divorce. Il faudra du temps – et cela n’est pas terminé- et perdre beaucoup de monde sur le bord du chemin pour que quelques-uns arrivent enfin à percevoir dans cette nouvelle forme d’expression artistique, (je paraphrase un ami), que l’art est capable de dépasser le discours dans la matière et que certaines œuvres parlent d’autre chose au spectateur que le nihilisme dont elle se réclame.
J’ai détaillé ce qui m’apparaît, en peinture, être un point de basculement vers ce qui sera nommé « déconstruction ». « Chacun de mes tableaux est une somme de déconstruction » affirmait Picasso. Ce processus de recherche, qui a pour principe de déconstruire pierre après pierre l’apport de la tradition en vue d’une nouveauté qui devrait ainsi jaillir, s’est appliqué en Occident, me semble-t-il, dans chaque secteur essentiel qui fait la communauté des hommes, la vie des hommes et pour finir, qui fait l’homme. La négation de la présence de l’être dans le monde ou de son intérêt (le « rien ne vaut la peine » dénoncé par Claudel), a pour conséquence la chosification de l’homme et de tout ce qui entre dans le domaine de son existence, de sa vie. Il en découle le sentiment flou et confus d’une formidable perte, un appauvrissement qui laisse une douleur incomprise. C’est comme si la maturité avait engendré l’immaturité. (J’entends par maturité la capacité à reconnaître et choisir ce qui en vaut la peine et à rejeter ce qui fascine inutilement). Plusieurs décennies de « déconstruction » nous ont menés logiquement à une société déconstruite, habitée par des hommes déconstruits. La plainte qui s’élève de nos sociétés modernes ressemble à celle d’un animal blessé, inconscient de la source de son mal (il n’est qu’à voir comment il est reproché à la COVID d’avoir tué la culture lors même qu’elle est en agonie depuis des décennies).
Parce qu’il cherche à restaurer l’homme dans sa véritable relation à l’être, l’art est un des chemins incontournables par lequel l’homme peut retrouver la vie. Ce n’est ni le but de l’art ni ce qui le cause que de vouloir réparer et guérir. Cela est donné avec lui seulement parce que c’est son essence même d’être en relation avec l’être, de vivre comme à l’intérieur de lui, de recevoir de ce « dialogue » son aliment le plus profond et la forme de son expression. L’artiste est sans cesse débordé, terrassé par la réalité, frappé de stupeur par cette chose inouïe : le monde est là! Je suis là! Ici et maintenant s’incarne la relation avec ce mystère qui me dépasse et pourtant m’est formidablement adapté dans le fait qu’il est le seul rapport qui puisse véritablement me faire vivre.
Les demoiselles ont quitté leur bordel, elles ont même quitté Avignon et la France, il serait vain d’en faire fi. Je crois qu’il faut en prendre son parti, un manque cruel fait désormais partie de ma culture. La plainte de Rachel inonde toute chose de son absolu. Le deuil est entré dans l’histoire, il est présent, l’homme attend la suite. L’homme moderne est à vif, il gémit, c’est un fait. Je peux être résolument « anti-moderne », force est de constater aujourd’hui que les lumières ont répandu l’obscurité jusque dans les profondeurs de la vie des hommes. Il est trop tard pour faire marche arrière ! Le combat change de forme !
La déconstruction s’est faite et elle n’a pas laissé un chantier propre. Elle a déshérité toute une génération sans véritablement profiter de l’héritage. Dilapidé, il n’a pas fructifié. Le monde nouveau n’est pas né, l’homme nouveau moins encore ; et il ne reste plus rien ou presque à déconstruire. Vraisemblablement, son appétit fera que cette idéologie déconstruira sa propre déconstruction… Le combat change de forme !
J’entends. La querelle est encore trop vive pour qu’elle puisse n’être pas présente à l’esprit, le divorce est encore douloureux, non assumé, laissant face à face deux tendances irréconciliables. Je réponds que se laisser enfermer dans la dialectique qui voudrait qu’il n’y ait d’autres possibilités qu’une fuite en avant ou un retour en arrière est un piège. Le combat change de forme, il n’est plus véritablement d’ennemi que celui qui empêche cette prise de conscience. L’heure est venue d’assumer l’histoire, de recalculer l’itinéraire sur la base de ce qui est.
Ce que je cherche à dire, et à ce stade de ma réflexion vient de nouveau me rejoindre la pureté native de ce chant d’Ukraine, c’est que peu importe par où l’eau de la rivière est amenée à couler, peu importe les galets qu’elle a roulés dans ses courants, l’important pour rester pure, est qu’elle ne stagne pas ; fut-elle seulement à certaines heures qu’un frisson d’eau sur de la mousse [3]J’emprunte ce titre au poème Écoutez la chanson bien douce tiré du recueil Sagesse de Paul Verlaine . Nous ne pouvons travailler en pleine lumière de notre héritage, qu’importe ! Travaillons dans l’ombre de la mémoire restante. N’en déplaise à Claudel (qui sait mon respect et mon amour), que cela s’inscrive avec un pinceau ou une truelle m’importe peu tant que cela s’inscrit à l’heure dans son temps !
Peut-être nous faut-il maintenant écouter la nuit, l’épouser sans vaine révolte, pour ce qu’elle est, l’épouser comme l’Homme a épousé le bois et le fer, appuyé sur l’infini silence qui viendrait le chercher. Dans l’absence, cette certitude Le désigne déjà…
Tableaux:
1- Les Demoiselles d’Avignon. Pablo Picasso. Huile sur toile (243,9 × 233,7 cm). Museum of Modern Art, New York
2- Les Demoiselles d’Avignon (Détail)
3- 3+1, Frédéric Eymeri, Huile sur toile (46 x 38)
4- Premiere Tentative de dialogue, Frédéric Eymeri, Huile sur toile (46 x 38 cm)