« Nous ne pouvons pas imiter le monde précisément parce que nous devons le juger, non pas avec orgueil et supériorité, mais avec amour ». Cette phrase – extraite d’une Lettre aux chrétiens d’Occident écrite par Don Josef Zvěřina et que Don Luigi Giussani diffusa en 1977 – rappelle d’une façon lapidaire la vocation chrétienne à laquelle invite jalousement Saint Paul : celle de porter un jugement sur toute chose. Pourquoi proposer cette lettre aujourd’hui ? Parce que, tout simplement, elle est tellement d’actualité, répondant à cette urgence de poser un jugement sur tant de sujets dans le contexte actuel, sur tant de débats – comme celui sur la vaccination contre la Covid-19. Cette lettre donnera des éléments, peut-être, pour réfléchir et comprendre la position de toutes les personnes qui, nourrissant une légitime perplexité face à la vaccination obligatoire imposée par le Pouvoir, ne souhaitent pas se conformer à la mentalité du monde, à la logique du saeculum, c’est-à-dire à l’opinion dominante de la majorité, à l’homogénéisation de la pensée unique transmise par les nouvelles et les talks-show.
Mais avant de passer à la lettre, il est intéressant de se pencher sur la personne de son auteur : Don Joseph Zvěřina. Qui est-il ? Dans quel contexte a-t-il écrit cette lettre ? Pourquoi était-il si cher à Don Luigi Giussani ?
Le père Josef Zvěřina (Source)
Josef Zvěřina, Moravien né en 1913, et décédé le 18 août 1990 en Italie. Entre 1913 et 1990, bien des événements ont eu lieu. Diplômé en philosophie et en théologie de l’Université du Latran à Rome et en histoire de l’art de la Sorbonne à Paris, le père Josef Zvěřina a été arrêté le 24 janvier 1952 et condamné à 22 ans de prison sous de fausses accusations d’espionnage et de haute trahison. Après 14 ans de prison, il a été libéré sur parole et privé de ses droits civils pendant dix autres années. Il est devenu l’une des personnalités les plus influentes de la renaissance religieuse et civile en Tchécoslovaquie. Donc cette lettre, comme d’autres textes du père Zvěřina, révèlent la présence d’hommes libres qui ont résisté à la violence de la normalisation du régime communiste. Ce prêtre, théologien et historien de l’art, vit ses 14 ans dans les prisons communistes, « solennellement, comme une mission ».
Après l’invasion soviétique, il se trouve contraint à l’éducation religieuse clandestine des fidèles et des religieux, parcourant toute la Tchécoslovaquie. Mais paradoxalement, ce fut le début d’une nouvelle période de fécondité.
Voici quelques témoignages de cette période de sa mission :
« Comme il s’agissait de véritables cours, il y avait aussi des examens : ‘Il était formidable – se souvient l’un de ses élèves – mais pendant les examens, il était strict. Et malheur à toi si tu récitais tout par cœur ! Josef vous demandait comment vous devriez être plutôt capable d’expliquer le cours à un jeune garçon et à une jeune fille… et il vous disait ensuite comment faire. (…) Un pauvre homme, aujourd’hui prêtre, a répété un examen neuf fois… Je n’étais pas une étudiante régulière, je devais souvent aider à la cuisine, et il ne restait plus de temps pour étudier. Mais je suis reconnaissante d’avoir pu entendre quelque chose, même en préparant la nourriture. Je dévorais ce que j’entendais, c’était comme une soif spirituelle, j’absorbais tout comme une éponge.
Selon Richard Cemus, ancien recteur du Collegio Russicum et professeur à l’Institut Pontifical Oriental, la contribution que le Père Josef a apportée à l’Église était ‘la théologie comme vie et la théologie pour la vie… Un mode de vie dans lequel on ne peut pas tricher, et surtout, on ne peut pas se tromper soi-même’. De là est née la théologie vivante de Zvěřina, une théologie du dialogue continu avec Dieu, recevant de lui chaque jour nouveau comme un cadeau. Cette théologie, méditée et partagée dans la vie des familles, est l’héritage de l’Église des Catacombes, que Zvěřina a rendu actuel comme chemin pour notre Église également dans la liberté retrouvée.
Photo : © Anne Gallot
L’Église pour le Père Josef était ‘le Royaume de Dieu’, mais sur la Terre, et donc avec les traits d’un pèlerin. Ce n’est pas encore l’accomplissement du Royaume des Cieux, mais c’est le chemin pour y arriver, c’est pourquoi on rencontre des pécheurs, et c’est pour eux que le Christ a établi cette Église, en la fondant sur des personnes, faibles et pécheresses, et non sur des saints immaculés ou des anges… Le Royaume du Christ est comme une graine de moutarde qui, en grandissant, prend diverses formes vers son accomplissement. La voie royale est l’agapè, qui a transformé un Pierre craintif en rocher, et les disciples qui ne comprenaient pas, les a transformés en témoins et martyrs ». [1]extrait traduit de l’article publié sur le journal Tempi, le 11 juin 2013
Voici le texte de la lettre :
« Frères, vous avez la présomption d’apporter une utilité au Royaume de Dieu en assumant autant que possible le saeculum, sa vie, ses mots, ses slogans, sa façon de penser. Mais réfléchissez, s’il vous plaît, à ce que cela signifie d’accepter cette parole. Est-ce que cela signifie que vous vous êtes petit à petit perdus en elle ? Malheureusement, il semble que c’est ce que vous faites.
Il nous est maintenant difficile de vous trouver et de vous distinguer dans ce monde étrange qui est le vôtre. Nous vous reconnaissons probablement encore parce que vous mettez beaucoup de temps dans ce processus, parce que vous vous assimilez au monde, peu à peu ou rapidement, mais toujours tardivement. Nous vous remercions pour beaucoup de choses, et même pour presque tout, mais nous devons nous distinguer de vous sur un point. Nous avons de nombreuses raisons de vous admirer, c’est pourquoi nous pouvons et devons vous adresser cette recommandation : ‘Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence, afin de discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait’ [2]Rm 12,2 .
Ne vous conformez pas ! Mè syschematízesthe ! Comme le montre bien la racine verbale et pérenne de ce mot : schéma. Pour le dire brièvement, tout schéma, tout modèle extérieur est vide.
Nous devons vouloir plus, l’apôtre nous le commande : ‘Changez votre façon de penser en une forme nouvelle !’ – métamorfoûsthe tê anakainósi toû noùs. Combien la langue grecque de Paul est expressive et plastique ! Au schêma ou au morphé – forme permanente – s’oppose le métamorphé – changement de la créature. On ne change pas selon un quelconque modèle, qui est de toute façon toujours démodé, mais c’est une pleine nouveauté avec toute sa richesse (anakainósis). Ce n’est pas le vocabulaire qui change mais le sens (noûs).
Donc pas de contestation, de désacralisation, de sécularisation, car c’est toujours peu face à l’anakaínose chrétienne. Réfléchissez à ces mots et vous abandonnerez votre admiration naïve pour la révolution, le maoïsme, la violence (dont vous n’êtes de toute façon pas capable).
Votre enthousiasme critique et prophétique a déjà porté de bons fruits et nous ne pouvons pas vous condamner inconsidérément en cela. Nous réalisons seulement, et nous vous le disons sincèrement, que nous tenons en plus haute estime la demande calme et discriminante de Paul : ‘Examinez-vous pour voir si vous êtes dans la foi, éprouvez-vous vous-mêmes. Ou bien ne savez-vous même pas que Jésus-Christ est en vous ?’ [3]2 Cor 13, 5 . Nous ne pouvons pas imiter le monde précisément parce que nous devons le juger, non pas avec orgueil et supériorité, mais avec amour, comme le Père a aimé le monde [4]Jean 3,16 et a donc prononcé un jugement sur lui.
Non pas phroneîn – penser -, et en conclusion hyperphroneîn – s’arroger -, mais sophroneîn – penser avec sagesse [5]cf. Rm 12,3 . Être sage afin de pouvoir discerner les signes de la volonté et du calendrier de Dieu. Pas ce qui est le mot d’ordre du jour, mais ce qui est bon, honnête, parfait.
Nous écrivons en tant que non sages à vous qui êtes sages, en tant que faibles à vous qui êtes forts, en tant que misérables à vous qui êtes encore plus misérables ! Et c’est insensé, car il y a certainement parmi vous de remarquables hommes et des femmes. Mais c’est précisément parce qu’il y en a qu’il faut écrire de manière insensée, comme l’apôtre Paul l’a enseigné en reprenant les paroles du Christ : le Père a caché Sa sagesse à ceux qui en savent beaucoup [6]Lc 10,21 ».