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Journalisme et poésie, le nouveau livre de Cristián Warnken

Journaliste, écrivain et poète Chilien, Cristián Warnken publie dans le quotidien chilien El Mercurio des textes d’une profonde humanité. Les idéologies politiques et sociales semblent n’avoir sur lui aucune prise. Au Chili, on se presse pour écouter chaque semaine cette voix qui est devenue une référence : une voix libre, une voix dont la portée est universelle, une voix qui peut provoquer dans le cœur de beaucoup une bienheureuse secousse, celle de la réalité, de la nature, d’un regard bienveillant sur des personnes cachées qui nous révèlent l’indicible promesse de vivre. Pour la première fois – en français – , vient d’être publiée une compilation de ses meilleures chroniques : « Sous le volcan ».

 

Cristián Warnken

 

Comment voyez-vous votre mission comme journaliste ?

Plutôt qu’une mission, je dirais que mon idéal de journalisme a toujours été d’essayer d’y apporter de la poésie, qui est ma grande passion, et de l’insérer dans l’actualité. C’est mon utopie personnelle. Depuis mon enfance, j’ai beaucoup lu les grands poètes Chiliens. Mon oncle Enrique Lihn était un grand poète et ma mère avait un grand ami poète, Eduardo Anguita. Je les voyais souvent chez nous, c’étaient les héros de mon enfance. A l’époque, je disais que pour moi la poésie était l’activité la plus importante du monde. J’ai découvert ensuite que les poètes sont des exilés, qu’ils n’ont aucun rôle important dans le monde des adultes. Et donc j’ai toujours essayé d’inoculer ce virus de la poésie dans la presse. C’est pour cela que j’ai créé avec des amis Chiliens un journal poétique. Pas un journal de ou sur la poésie, mais un journal poétique. Il y avait des nouvelles mais elles étaient inventées par nous.

La presse est souvent centrée sur le scandale et la pensée unique. En quoi le journalisme peut-il être une source de liberté ?

Le journalisme dans son origine devait être une source de liberté. C’est une forme de communication très importante pour attirer le grand public à diverses interprétations de la réalité. Et je crois que le problème actuel du journalisme est qu’il est prisonnier des intérêts commerciaux, de la compétition des réseaux sociaux, qui font que l’on perd la possibilité de trouver, au moins ici au Chili, un dialogue, une pensée, une réflexion plus approfondie. On voit comment, de plus en plus, l’activité culturelle occupe un espace marginal dans les journaux.

Le journalisme peut être une forme de la littérature. Une belle chronique, bien écrite, c’est de la littérature. Et celle-ci nous fait rencontrer notre liberté intérieure. Il est important bien sûr d’avoir la liberté de discuter des idées et des projets, la possibilité de donner un point de vue sur la situation politique de notre pays. Mais la liberté intérieure est la plus importante des libertés. C’est pour cela que j’ai toujours pensé qu’il serait intéressant d’avoir un journal qui aborde des sujets différents du journalisme traditionnel : des fait divers poétiques, des interviews de personnes qui d’habitude n’interviennent pas dans la presse, des nouvelles qui sont écartées à l’heure d’éditer un journal.

Vous parliez de la liberté intérieure. Pourquoi ce souci de la vie intérieure dans ce livre ? D’où cela vient-il ? Y a-t-il un événement qui ait été le point de départ de cette conscience de l’importance de la vie intérieure ?

Quand j’avais 16 ans, j’ai lu Les frères Karamazov de Dostoïevski. Ce fut pour moi une épiphanie. Je lisais ce roman, complètement différent de ce que j’avais pu lire auparavant, où chaque personnage était illuminé jusqu’au fond de son âme par l’auteur. Pour Dostoïevski, la liberté est le noyau central de l’identité humaine. Et chaque personnage se joue justement dans la liberté. Le drame se noue entre la possibilité de faire le mal ou le choix de faire le bien. « La conscience est un champ de bataille entre le bien et le mal » disait Dostoïevski. Et c’est cet auteur qui m’a montré, à travers ses personnages très humains, une expérience directe et intime de la liberté humaine.

Dans ce premier ouvrage en langue française, qu’est-ce qui vous a semblé important de transmettre depuis le bout du monde à notre vieux continent ?

L’idée du risque. Le Chili est un pays aux paysages extrêmes, c’est la finis terrae entre le désert au Nord, et l’Antarctique au Sud. C’est une longue bande de terre qui s’abîme presque dans la mer et qui est bordée de montagnes impressionnantes. Et c’est aussi une terre de volcans. Nietzsche parlait d’« habiter sous le volcan ». C’est-à-dire qu’il ne faut pas fuir le danger. Notre pays a été difficile à construire, il était très éloigné du monde. Je pense que nous les Chiliens, les Sud-Américains, nous avons une expérience permanente du danger : le danger politique, le danger géographique avec les tremblements de terre, les tsunamis, etc. Et en Europe, il me semble qu’aujourd’hui il n’y a plus de dangers. Le grand danger c’est quand il n’y a plus de danger. Dans le danger, l’homme apprend à mieux se connaître, il trouve en lui des ressources qu’il ne pensait pas avoir. Federico Hölderlin disait : « Dieu est lointain et c’est difficile de le sentir proche. Mais là où s’accroit le danger, grandit ce qui nous sauve. »

 

 

Vous employez souvent le mot de « compassion » dans vos chroniques. Qu’est-ce qu’il évoque pour vous ?

J’aime beaucoup entendre ce mot en espagnol : con-pasión, « avec passion ». Pour moi la compassion est une passion tranquille, parfois silencieuse, qui vient du don de nous-mêmes. C’est être à côté d’un autre, l’accompagner. Dans la Bible il est dit « pleurez avec ceux qui pleurent ». Il ne s’agit pas de donner des explications, de transmettre des théories. Mais de pleurer avec ceux qui pleurent, et se réjouir avec ceux qui se réjouissent ! C’est un sentiment profond, poétique et qu’on entend beaucoup aujourd’hui et qui a perdu de sa force, de sa puissance. Et il est temps de récupérer la pasión, le pathos de la compassion.

Vous parlez souvent de l’homme d’aujourd’hui qui n’habite plus sa maison. Qu’est-ce qu’évoque pour vous ce lieu de la maison ?

L’homme qui n’habite plus sa maison, c’est l’homme qui est toujours en-dehors de lui-même, qui cherche ailleurs des réponses, qui veut sans cesse être diverti. Nous vivons dans une société du divertissement. Il faut bien sûr sortir de soi, aller au-dehors, mais il faut toujours rentrer à la maison. C’est la métaphore d’Ulysse, ce héros qui part pour la guerre et pour qui il est très difficile de retourner à la maison. C’est un des défis les plus difficiles pour l’être humain. Le poète T.S. Eliot disait que l’essentiel de toute exploration sera de retourner dans son propre jardin et le voir comme si c’était la première fois. Parfois nous pensons que le lieu le plus intime de notre être est un lieu que nous connaissons. Mais ce n’est pas vrai. C’est un lieu mystérieux qu’il faut prendre du temps pour parcourir, avec la capacité de s’étonner. Nous vivons aujourd’hui dans une société de la distraction totale qui nous éloigne de notre centre, de notre maison, de notre axis mundi. Le langage – et la poésie – sont cette maison, comme le disait Heidegger.

Pourquoi la poésie est-elle si importante pour vous?

Le Chili est un pays, mais c’est aussi un paysage, un paysage extrême avec l’impressionnante Cordillère des Andes que je vois tous les jours par ma fenêtre, les volcans, les lacs, le grand désert d’Atacama au Nord… Ici la littérature n’a pas un rôle important, sauf pour une minorité de la population. Mais la poésie est très présente en nous. Derrière tout Chilien il y a un poète qui se cache. Il y a des centaines de grands poètes Chiliens, à commencer par Gabriela Mistral et Pablo Neruda, tous deux Prix Nobel de Littérature.

Pourquoi la poésie a fleuri ici ? Je crois qu’il y a un mystère qui a à voir avec l’identité la plus profonde du Chili, avec notre identité spirituelle. J’ai la certitude que la poésie est l’autre philosophie, c’est-à-dire une autre manière de comprendre, de réfléchir le monde. Poésie et philosophie ont la même origine, celle de l’étonnement, thaumazein en grec. Mais à un certain point de l’histoire, chacune a pris son propre chemin. Platon a chassé les poètes de La République pour y laisser la place à la philosophie. Et alors ils se sont éloignés du pouvoir. Heidegger, dans un dialogue avec le grand poète provençal René Char, lui a dit : « la philosophie n’a pas encore réfléchi, la poésie oui ». La poésie a fait tout un chemin de réflexion, de méditation profonde sur la vie. Et la philosophie doit essayer de rattraper cette distance.

Nous avons perdu l’habitude de dialoguer avec nos poètes. Même la France qui a des poètes extraordinaires. Chaque poète garde un secret, un cadeau pour nous, en rapport avec le mystère. Je crois que le mystère est plus grand que la vérité. Depuis le début, la philosophie a cherché la vérité, mais la poésie, elle, n’a pas eu cette obsession de chercher une vérité abstraite qui serait le fondement de toute la réalité. La poésie s’approche du néant, du silence. Les poètes sont ceux qui sont capables de descendre au plus profond des ténèbres de l’âme humaine mais aussi de monter vers l’absolu, vers le mystère.

Que représente pour vous ce premier livre publié en français ?

C’est une grande émotion de voir un de mes livres traduit en français. J’ai étudié à l’Alliance Française de Santiago et la langue française m’a tout de suite connecté avec des poètes très importants. Je pense surtout à Rimbaud. Pour moi, il est un éclair dans la nuit. Je continue, à 60 ans, à lire et relire encore et toujours Rimbaud. Mais j’ai lu aussi Baudelaire. J’ai découvert ensuite Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy que j’ai même eu la chance d’interviewer à Paris. A côté des grands maîtres de la littérature russe, les poètes Français – et les poètes Chiliens – ont été mes amis, mes guides dans la recherche de la poésie perdue !

 

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2 Commentaires

  1. Thomas

    Témoignage d’une bruxelloise en découvrant Cristian Warnken: “ce fut une vraie consolation dans un moment de notre histoire tant perturbé”.

  2. Thomas

    Autre témoignage depuis la Suisse cette fois: “ C’est vraiment “spot on” comme on dit chez nous…. au sens où ces réflexions collent complètement à la réalité de notre monde et nous poussent à regarder plus en profondeur, à poser un jugement”.