En ce temps de l’Avent, il n’est guère d’auteur spirituel aussi à propos que Caryll Houselander (1901 – 1954). Guérie d’une attaque soudaine d’angoisse et de culpabilité à l’âge de six ans par la réception du Saint Sacrement, la mystique anglaise en gardera pour toujours une foi profonde en la Présence Réelle. Tel le lépreux de l’Evangile qui, abandonnant ses neuf compagnons, fait demi-tour et revient vers le Christ comme vers la source de sa guérison, Caryll en conçoit une reconnaissance et un amour pour l’Eglise, entre les mains de qui le Seigneur a déposé le mystère de son Corps et de son Sang. Mais elle va plus loin encore, plus profond, et contemple dans la Vierge Marie celle par qui et en qui advint la première Eucharistie.
© Natalia Satsyk
2. L’Avent de Notre Dame
Mais avant d’en venir… à l’Avent, Caryll considère en Marie une vertu fondamentale à laquelle elle donne un nom qui nous choquera peut-être : le vide. Ecoutons-la qui nous explique ce qu’elle entend par là :
« Cette qualité virginale que, faute d’un mot plus adapté, j’appelle le “vide” constitue le point de départ de notre contemplation. Il ne s’agit pas d’un vide informe, d’une absence dénuée de sens. Au contraire, ce vide a une forme qui lui est donnée en vue de la finalité pour laquelle il existe. C’est un vide comparable à celui du roseau, étroit, sans défaut, et qui ne peut servir qu’à une seule chose : à recevoir le souffle du joueur de flute et faire vibrer la mélodie qu’il gardait dans son cœur. Ce vide peut encore être comparé à la forme creuse de la coupe, destinée à recevoir l’eau et le vin. C’est un vide, enfin, comparable à celui d’un nid d’oiseau, tissé en anneau tiède autour du petit oiseau.
Le vide de Notre Dame avant l’Annonciation, sa virginité en attente, ressemble en effet à ces trois choses. Elle était un roseau au travers duquel l’Amour Éternel devait faire prendre la forme d’un chant de berger. Elle était le calice, pareil à celui d’une fleur, dans lequel l’eau la plus pure de l’humanité devait être versée, mélangée avec le vin, changée dans le sang pourpre de l’amour, et élevé en sacrifice. Elle était le nid doux et tiède, moulé dans la forme même de l’humanité pour recevoir le Divin Petit Oiseau. »
Ce « vide » de Marie, on l’aura compris, n’est pas absence ou une impuissance, c’est au contraire le vide de la matière (Saint Thomas irait peut-être jusqu’à dire : de la matière première) dont tout l’être est attente de la Forme divine. C’est le vide dont fit l’expérience la jeune Caryll, qui n’avait alors guère plus de cinq ans, lorsqu’au terme d’une crise d’angoisse et de culpabilité elle comprit que le Salut consistait, non pas à « guérir » son ego, son « moi », mais à l’abandonner pour de bon en ouvrant son cœur au mystère de l’Eucharistie. Ce « vide », c’est celui du « je » tel qu’il fut créé dans sa position originelle : tout ouvert à la réalité et, ultimement, à Dieu. Ainsi compris, le « je » est le contraire du « moi » qui cherche en lui-même la raison de son existence. Cette ouverture de Marie, c’est à dire sa virginité, trouve son sens dans le Verbe qu’elle accueille le jour de l’Annonciation. Nous touchons ici au cœur de la contemplation de Caryll Houselander : en Marie se produit alors la première Eucharistie. Sous l’action de l’Esprit, la matière qu’elle offre — son humanité — est transformée, « transsubstantiée », dans le Corps du Christ. C’est une Eucharistie qui, dans sa forme charnelle, sacramentelle, dura neuf mois…
« En Avent, la semence du Verbe fut cachée dans le sein de Notre Dame. Comme une graine de blé dans la terre, la semence du Pain de Vie était enfouie en elle. Comme la moisson dorée dans l’obscurité de la terre, la Gloire de Dieu était ensevelie dans ses ténèbres. L’Avent est la saison du secret, le secret de la croissance du Christ, le secret de l’Amour Divin qui croît en silence. C’est la saison de l’humilité, du silence, et de la croissance. Pendant neuf mois, le Christ grandit dans le corps de Sa Mère. Selon Sa propre volonté, elle formait Son corps à partir du sien, à partir de la simplicité de sa vie quotidienne. Elle n’avait rien d’autre à donner qu’elle-même. Il ne lui demandait rien d’autre. Elle s’est donnée à Lui. Qu’elle travaille, qu’elle mange, qu’elle dorme, elle formait Son corps à partir du sien. Sa chair et Son sang. A partir de sa propre humanité elle lui donna Son humanité. Qu’elle marche dans les rues de Nazareth pour faire ses courses ou visiter ses amis, elle mettait Ses pieds sur la route de Jérusalem. Qu’elle lave le linge, qu’elle soit assise au métier à tisser, qu’elle pétrisse la pâte, qu’elle fasse le ménage, ses mains préparaient Ses mains pour le clous. Chaque battement de son cœur Lui donnait un cœur pour aimer, un cœur pour être brisé par l’amour. Toute son expérience du monde autour d’elle convergeait vers le Christ qui grandissait en elle. Lorsqu’elle regardait les fleurs, elle Lui donnait des yeux d’homme. Lorsqu’elle parlait à ses voisines, elle Lui donnait une voix humaine. Cette voix qui retentit encore dans le silence de nos âmes et qui dit : “Regardez les fleurs de champs…”. Lorsqu’elle dormait dans sa chambre silencieuse, elle lui donnait le sommeil de l’enfant au berceau et celui du jeune homme allongé à l’arrière du bateau secoué par les vagues. Lorsqu’elle brisait et mangeait le pain, lorsqu’elle buvait le vin du pays, elle Lui donnait Sa chair et son Sang, elle préparait l’Hostie pour la Messe. »
Lors de la célébration de la messe, la transsubstantiation advient lorsque le prêtre, à l’épiclèse, invoque le Saint Esprit en étendant ses mains au-dessus des offrandes. De la même manière, la première Eucharistie, dans le sein de Marie, se produit à partir du moment où l’Esprit, à l’Annonciation, la “couvre de Son ombre.” Si l’incarnation est un mystère d’union entre Ciel et terre, il l’est doublement : union des deux natures, humaine et divine, dans la Personne du Christ ; union des deux personnes, Marie et le Saint-Esprit. C’est cette « union sponsale » que Caryll Houselander contemple donc ensuite :
« Il faut garder cela en mémoire et ne pas l’oublier : Notre Dame est, avant tout, l’épouse du Saint Esprit — et ensuite, en conséquence de cela, la Mère de la Vie — et grâce à elle l’humanité est devenue, premièrement, l’Epouse de l’Esprit et, en conséquence de cela, celle qui porte la vie. De même que personne ne peut avoir un enfant normal, un enfant de chair et de sang, sans qu’il y ait une union de la chair et du sang, nul ne peut générer la vie spirituelle sans une union avec l’Esprit. Le mariage, qui est à nos yeux une si formidable consumation d’amour, n’est qu’un pâle reflet, une sorte de symbole, de ce mariage de l’Esprit de Dieu et de l’humanité, et c’est de ce mariage que le Christ est né dans le monde. »
Caryll revient souvent sur le fait que Marie, en offrant son humanité au Christ, offre davantage que son individualité : c’est toute l’humanité qu’elle lui offre. En effet, Marie est immaculée, de sorte que la nature qu’elle offre au Christ c’est la nature humaine en tant que telle, c’est à dire telle qu’elle a été voulue par Dieu à l’origine. De la même manière, la première Eve, elle aussi immaculée, a entraîné toute la nature humaine dans sa chute. Ainsi, de même que le premier péché a un caractère originel qui s’est reproduit à chaque génération, l’acte de foi de Marie a lui-aussi un caractère originel destiné à se reproduire, tel un grand fleuve qui prend naissance à l’Annonciation pour irriguer tout le cours de l’histoire humaine. Marie, nous dit Caryll, avait conscience de cette nouveauté radicale et définitive, comme elle le manifeste dans son Magnificat…
« Une personne au moins savait que cette musique ne devait pas s’arrêter et qu’elle devait se poursuivre en suivant toujours la même loi musical. Lorsque Notre Dame est allée visiter sa cousine dans “le pays de collines”, toute chose semblait vibrer de joie. Il y avait le petit Jean Baptiste qui a, pour ainsi dire, dansé de joie dans le sein de sa mère ; il y avait Elisabeth, étourdie de joie ; et Notre Dame elle-même explosa en un chant de pure joie :
“Mon esprit exulte en Dieu mon Sauveur !
Il s’est penché sur son humble servante ; désormais toutes les générations me diront bienheureuse.
Le Puissant fit pour moi des merveilles ; Saint est Son nom !
Son amour s’étend de génération en génération…”
C’était bien l’épouse de l’Esprit-Saint qui parlait ainsi. Dieu a pris entre Ses mains Son petit roseau et le souffle de Son amour le remplit, et la mélodie qui en jaillit devait résonner pour toutes les générations. En donnant son humanité à Dieu, Marie Lui a donné toute l’humanité, afin qu’Il S’en serve selon Sa volonté. En mariant sa petitesse à l’Esprit d’Amour, c’est toute l’humilité des hommes qu’elle a offert en mariage à l’Esprit d’Amour. En s’abandonnant à l’Esprit et en devant l’Epouse de la Vie, c’est toute la race humaine qu’elle est offerte en mariage à Dieu et c’est le monde entier qui est devenu enceinte de la vie du Christ. “Je suis venu”, a dit le Christ, “pour qu’ils aient la vie, et pour qu’ils l’aient en abondance. »
(A suivre…)
Les citations de cet article sont tirées du livre de Caryll Houselander « The Reed of God ».