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À l’origine du parler libanais (1/2)

La région du Levant jusqu’en Haute Mésopotamie ne fut pas toujours uniforme des points de vue culturel et linguistique. Il fut un temps où des populations se côtoyaient, chacune riche de ses traditions, de sa religion et de sa langue. Cette diversité ne survit que dans certaines poches minoritaires de part et d’autre des frontières turco-syrienne et turco-irakienne, ainsi qu’au Liban et dans quelques régions syriennes adjacentes. C’est la religion chrétienne qui a permis la survivance jusqu’à nos jours de ce riche héritage qui remonte à la plus haute antiquité orientale. Ce trésor linguistique nous est parvenu tantôt comme idiome vivant, tantôt comme langue liturgique, mais aussi parfois sous forme de substrats et de fragments au sein du parler moderne. Pour offrir une vision simplifiée de ce tableau, nous dénombrons ici quatre formes linguistiques syriaques réparties d’est en ouest.

 

Un manuel d’école maronite datant de 1913

 

Le souret (syriaque oriental)

Tout à l’est, la première de ces langues est le syriaque oriental, parlé aujourd’hui sous la forme et la désignation de souret. Ses locuteurs sont appelés Chaldéens lorsqu’ils sont unis à Rome, et Assyriens lorsqu’ils ne le sont pas. D’où vient le souret, et pour quelle raison est-il souvent appelé assyrien?

Lorsqu’aux VIIe et VIe siècles av. J.-C. les Mésopotamiens, sous leurs empires assyrien (736-609) puis chaldéen (605-539), dominent le Moyen-Orient jusqu’au Levant, leur langue reçoit l’influence des populations araméennes qu’ils avaient soumises. Les Perses arrivent en 539 av. J.-C. pour constater que l’araméen avait influencé toutes les langues de l’Empire. Au lieu d’imposer leur langue, tout à fait inconnue des populations locales, ils optent pour l’araméen déjà partiellement maîtrisé par tous. Ils en font la langue diplomatique et commerciale, ce qui augmentera son influence sur les langues locales de Canaan jusqu’en haute Mésopotamie. C’est ainsi qu’une nouvelle forme d’assyrien finit par se constituer dans une forme araméisée. C’est celle-ci qui évolue de manière continue pour donner lieu au souret actuel, parlé par les chrétiens assyro-chaldéens d’Orient et de la diaspora.

Le touroyo (syriaque occidental)

La deuxième langue est une forme du syriaque occidental, appelé touroyo, c’est-à-dire relatif à la région du Tur Abdin, dans le sud-est de la Turquie actuelle. Si le souret a évolué du mésopotamien ancien, le touroyo, lui, est perçu comme une forme chrétienne de l’araméen. Ses locuteurs se définissent d’ailleurs eux-mêmes, assez souvent, comme Araméens. Ils se divisent eux aussi en deux Églises, l’une unie à Rome (syriaque catholique) et l’autre syriaque orthodoxe, connue au Moyen-Âge comme jacobite.

Le surien (syriaque occidental de Canaan)

Tout à l’ouest, la troisième forme fait aussi partie du syriaque occidental. Elle nous intéresse plus particulièrement car il s’agit de la langue parlée dans les montagnes du Liban. C’est du cananéen (phénicien) qui, comme le souret, fut araméisé à partir des VIIe et VIe siècles avant J.-C. sous les empires mésopotamien puis perse. Certains auteurs l’évoquent durant la période médiévale. Ainsi Guillaume de Tyr, un évêque latin du XIIe siècle, mentionne ces Suriens qui descendent des montagnes du Liban pour prêter secours aux Francs. Leur langue surienne est décrite au XIIIe siècle par un historien syriaque jacobite de l’école de Tripoli, le maphrien Grégoire Bar Hebraeus. Il raconte alors qu’on y prononce le Qouf comme s’il s’agissait d’un simple A. Qadisha donne ainsi le son Adisha. Comme pour le souret et le touroyo, nous constatons aussi l’existence de deux Églises pour cet idiome: l’une reconnaissant la primauté papale (l’Église syriaque maronite) et l’autre connue comme roum ou grecque. Au Moyen-Âge, il y avait aussi au Liban des Jacobites.

Le ktovonoyo (syriaque liturgique)

Une quatrième forme de syriaque est celle connue comme « araméen d’Edesse » ou « araméen chrétien ». Elle s’affirme aux Ier et IIe siècles de notre ère et fixe sa propre écriture, basée sur les 22 caractères de l’alphabet phénicien. Étant devenue la forme littéraire du syriaque, elle est aujourd’hui connue comme Ktovonoyo (l’écrit).

Les quatre formes linguistiques syriaques

La question qui se pose dès lors, est celle de savoir pourquoi des langues telles que le souret des Assyro-Chaldéens ou le surien des maronites et des roums sont définies comme des dialectes syriaques alors qu’elles proviennent l’une du mésopotamien (assyrien) et l’autre du cananéen (phénicien)? Bien qu’il y ait une prédominance d’araméen dans le souret et dans le surien, la justification est plutôt culturelle que linguistique. Le souret des Mésopotamiens, le touroyo des Araméens et le surien des Cananéens ne furent jamais écrits. Ou plus exactement, lorsqu’ils étaient écrits, ils n’employaient pas des caractères qui leur étaient propres. Leurs Églises n’adoptèrent donc aucune de ces trois langues pour leur liturgie et leur littérature. Elles optèrent en revanche pour la quatrième forme (écrite) qui est le syriaque d’Edesse. C’est ainsi que trois idiomes provenant respectivement du mésopotamien, de l’araméen et du cananéen sont considérés dorénavant comme des dialectes du syriaque. Car le syriaque (ktovonoyo), ou araméen d’Edesse, est devenu leur unique forme d’écriture, de liturgie, et donc d’expression littéraire.

 

Un prêtre enseignant le syriaque sous le chêne

 

Les Libanais n’ont jamais parlé le ktovonoyo, mais c’est la langue liturgique de l’Église maronite, celle qu’ils apprenaient dans leurs écoles jusqu’en 1943. C’est la seule langue qu’il écrivaient et celle qu’ils chantent encore sous forme d’hymnes. Or c’est la langue enseignée dans les écoles qui définit l’identité du peuple et de sa terre. C’est en fonction de leur idiome que Guillaume de Tyr les avait identifiés et qu’il les désigna comme Suriens.

Il est important de souligner que le surien étant du cananéen araméisé et christianisé, que le souret étant de l’assyrien également araméisé et christianisé, que le touroyo et le ktovonoyo étant de l’araméen christianisé, toutes ces formes se rapprochent et se ressemblent. De plus, on ne peut passer sous silence les siècles d’enseignement du ktovonoyo et sa forme chantée dans les églises de paroisses, et donc sa très large influence sur le souret de haute Mésopotamie et sur le surien du Mont-Liban.

A l’origine du parler libanais 2/2

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