La formule selon laquelle Jésus-Christ a souffert « pour nous » traverse tous les écrits du Nouveau Testament, et il est établi de façon certaine qu’il faut dater d’avant saint Paul l’idée exprimée ici que cette souffrance ait été une « substitution » réparatrice. La plus ancienne formulation de la foi chrétienne que nous possédions [1]1 Corinthiens 15, 3-5 contient déjà cette idée : selon la foi que Paul lui-même a reçue de l’Église apostolique, « le Christ est mort pour nos péchés conformément aux Écritures ». Cette formule est si omniprésente qu’on ne saurait la relativiser jusqu’à n’y voir que la marque d’une « christologie tardive » qui « tirerait par les cheveux » le véritable événement de la croix. Considérons aussi que dans le Credo est ajouté le mot etiam parce que l’incarnation du Christ y est déjà conçue comme le début de l’unique Salut réalisé « pour nous » et achevé par la croix et la résurrection : « qui propter nos homines et propter nostram salutem descendit de coelis » — cette phrase peut s’appuyer pour le moins sur la christologie de saint Jean. S’il est vrai que l’Incarnation introduit dans l’événement du Salut, elle est donc déjà, d’après tous les Pères de l’Église d’Orient et d’Occident, ordonnée intérieurement à la croix. Non que, comme plusieurs théologiens le prétendent aujourd’hui, la crucifixion de Jésus entre deux criminels n’ait été rien d’autre que la conclusion logique de son attitude de toujours — se solidariser et faire table commune avec les publicains, les prostituées et les pécheurs en général, en vue d’exprimer la totale volonté de pardon de Dieu. (…)
L’obscurcissement qui advint dans la Passion, loin d’être un pas en arrière dans sa conscience, est bien l’ultime et nécessaire pas en avant dans l’accomplissement total de sa mission. S’il s’agissait en effet de « porter le péché », ce n’était point en traînant extérieurement une lourde charge, mais en expérimentant intérieurement ce qu’est le péché en vérité, tel que le voit Dieu lui-même : la « privation de la gloire de Dieu » [2]Romains 3, 23 , de l’accès à lui par la foi, l’espérance et la charité ; cette manière d’être devant Dieu que l’Ecriture exprime comme une comparution devant le « tribunal de la colère » [3]Romains 3, 5. L’expérience de ce tribunal de la colère possède en soi quelque chose de définitif et d’éternel, fermée qu’elle est à l’espérance et à l’amour. Un Jean de la Croix, comme beaucoup de ceux à qui il fut donné de revivre quelque chose des sentiments de Jésus crucifié, l’a décrite dans sa Nuit obscure comme une expérience semblable à celle de l’enfer, précisément sous son aspect de définitive perte de Dieu. Bien entendu, le saint qui reçoit la charge de revivre cette expérience de « substitution » ne saurait dans ces circonstances ni pécher, ni même trébucher, puisque tout cela est fonction de son obéissance et de l’amour qui est en lui ; nul n’est plus protégé par Dieu que celui qu’il conduit à travers cette nuit de la croix. Pourtant, il n’en doit pas moins avoir l’expérience de quelque chose qui dépasse absolument ses forces : porter en soi le contraire de Dieu, c’est pour celui qui est pleinement uni à Dieu une « impossibilité » ; il porte ce qu’on ne peut porter (la prière du Jardin des Oliviers le montre clairement), et en conséquence il ne peut laisser cela s’accomplir en lui que par-delà toutes ses forces (« non pas ma volonté, mais la tienne »). (…)
Deux questions se posent, l’une du point de vue du Christ, l’autre du point de vue du pécheur. Est-il possible à celui qui est tout entier pur de faire l’expérience de l’état d’impureté, de détournement de Dieu qui est celui du pécheur : d’éprouver l’état de l’autre absolu comme s’il était son propre état ? Ensuite, est-il possible à l’homme impur de voir son refus démantelé de telle sorte qu’il puisse parvenir à un acquiescement intérieur ?
Du point de vue du Christ, dont la vie entière, ainsi qu’il le déclare, consiste dans son obéissance aimante au Père, sa nourriture étant de faire sa volonté : aussi longtemps que nous laissons se déployer sans restriction le mystère trinitaire, il n’y a aucune contradiction à inclure le rapport de Dieu au monde pécheur dans le rapport plus fondamental de Dieu le Père à Dieu le Fils, rapport qui conditionne d’ailleurs l’existence même du monde et de la liberté finie [4]Jean 1,2 ; Ephésiens 1,4 s. ; Hébreux 1,3 . C’est alors qu’en vertu de l’amour (non point en vertu de la « colère », ni de ce fait en vertu du « châtiment »), le rapport Père-Fils peut prendre les teintes du rapport Dieu-monde, que l’éternelle complaisance du Père et du Fils peut prendre en elle-même comme un état de vie possible la forme de la déplaisance, où l’un est étranger à l’autre ; cette possibilité conditionnerait alors le risque pris par Dieu au commencement, pour pouvoir dire du monde qu’il était « très bon », de créer des êtres libres, ayant la faculté de se détourner de lui. Mais jusqu’où Celui qui est pur peut-il s’enfoncer dans l’anti-monde de l’impur sans ratifier son « non » à Dieu ? Jusque dans cet état qui résulte du refus, jusque dans ce détournement même et cette aliénation qui sépare comme une réalité objective Dieu et le pécheur, les affectant l’un et l’autre. Et puisque cette aliénation se trouve incluse dans le rapport à Dieu le plus intime qu’on puisse imaginer, Boulgakov peut désormais, en évitant le mot « enfer », balbutier ces paroles : il s’agit de « quelque chose d’incomparable et même de contraire aux souffrances des pécheurs », quelque chose qui n’en présente pas moins une « équivalence d’intensité » avec leurs tourments infernaux.
Du point de vue du pécheur, la difficulté est presque plus grande. Nul ne peut lui ôter son « oui » ou son « non » à Dieu. Mais c’est le pardon de Dieu, le don de sa Grâce prévenante, qui peut lui permettre et même lui laisser apparaître comme la seule possibilité un « oui » que, livré à lui-même, celui qui dit « non » n’eût jamais pu trouver. La conception augustinienne de la Grâce était avant tout celle d’une gratia liberatrix : l’homme dans les liens, même s’il en reçoit l’ordre, ne saurait remuer la main ; l’homme délivré peut le faire, même sans en avoir besoin. Mais sans doute se réjouit-il de pouvoir le faire, quand par exemple on lui présente quelque chose de désirable.
Toutefois ceci ne se joue qu’entre Dieu et le seul pécheur : pourquoi engager le processus de « substitution » de la croix ? C’est que le péché n’est pas un néant, mais une réalité — nous pouvons ici prêter l’oreille à saint Anselme lorsqu’il dit qu’il serait indigne de Dieu de pardonner simplement de lui-même, sans participation de la liberté de l’homme. Depuis l’Alliance conclue avec Israël, ce serait de toute façon impossible : qui dit Alliance dit réciprocité. Et la création elle-même (ou l’alliance avec Noé) n’est-elle pas une alliance réciproque de ce type ? Il faut qu’Israël crie vers Dieu pour que Dieu ait pitié de lui. Mais le pécheur qui s’est détourné de Dieu peut-il donc opérer de lui-même son retournement pour crier vers Dieu ? Il faut ici que quelqu’un, un homme, intervienne pour lui ; un homme qui incarne devant Dieu à la fois le poids du péché et l’innocence de l’amour, afin que la miséricorde de Dieu n’ait pas à se dépouiller de la justice qui en est inséparable. Lorsque Jésus porte en lui l’état de faute de celui qui se détourne de Dieu, c’est après avoir fait ultimement le vide dans son cœur, en une kénose où le péché du monde trouve place, mais où Dieu ne voit autre chose que l’extrême de l’amour du Fils : il aperçoit donc la réalité du péché du monde à l’intérieur de la réalité du sacrifice du Fils, et il ne peut plus regarder le pécheur qu’au travers de ce sa crifice d’amour. Quant au pécheur, transporté avec toute sa liberté et tout son esclavage en ce lieu, c’est-à-dire selon saint Paul « arraché au pouvoirndes ténèbres et transféré dans le Royaume de son Fils bien-aimé » [5]Colossiens 1, 13 , il ne se voit pas dépossédé par cette médiation de son rapport immédiat à Dieu, mais rétabli dans la forme véritable de ce rapport : rapport fondé sur une authentique « humanité divine », qui seule fonde et rend ultimement possible l’unité du commandement d’amour comme charité envers Dieu et le prochain, unité qui est la base de l’ordre entier de la création et de sa relation à Dieu. Est-ce un autre que le pécheur qui dit « oui » à sa place ? Oui et non. Oui, dans la mesure où le « oui » du Christ englobe tout, en tant que fondement du pouvoir de dire oui qui est celui du pécheur. Non, dans la mesure où la justification demeure intellectuellement distincte de la sanctification, et où la Grâce qui s’offre attend comme sa ratification le « oui » du pécheur, afin de le saisir intérieurement et de former en lui une image des dispositions intérieures du Christ auxquelles est redevable tout homme qui dit « oui ».
Qu’advient-il alors de cette aliénation du péché ? Est-elle, était-elle malgré tout une réalité ? Devons-nous dire que, chassée du monde réel, elle est rejetée dans le « chaos » originel où elle se dévore elle-même (et les hommes « se tiennent à distance,… en voyant monter la fumée de son supplice… pour les siècles des siècles » [6]Apocalypse 18, 10-9 ; 19, 3 ; ou bien devrons-nous dire qu’elle se retrouve transfigurée dans les stigmates éternels du Christ, dans son humanité divine partagée éternellement, éternellement épanchée, dans son Eucharistie à jamais sans repentance ?
Hans-Urs Von Balthasar, Revue Communio, tome V, n.1 (1980)
Photos: Chemin de Croix, © Ivanka Dymyd