Invité à participer à cette exposition commune, je traverse la salle d’exposition mes toiles encore à la main. Je cherche l’endroit qui m’est imparti. La plupart des artistes ont déjà accroché leurs toiles, et mon regard s’échappe de l’une à l’autre. C’est comme si je les entendais crier « viens me voir ! », « ici, je suis ici ! » , « moi d’abord, moi d’abord ! » . Cet étrange tintamarre me donne le vertige. J’ai le sentiment d’entrer dans un supermarché où la musique est trop forte. L’attraction qu’exerce ces oeuvres, souvent immenses, est emprunte d’une telle immédiateté qu’il m’est difficile de ne pas me sentir obligé d’obéir à chaque injonction. Je résiste et tache de ne considérer qu’une seule chose à la fois, mais je n’y arrive pas. J’observe l’une, l’autre, et déjà la suivante m’attire… Rapidement, je suis dispersé, éparpillé, incapable de me fixer avec sérieux sur quoi que ce soit.
Cuillère
J’expérimente une solitude emprunte d’une étrange tristesse. Un doute s’empare de moi. « Qu’est ce que je viens faire ici? » . Je n’ose plus trop regarder mes tableaux, encore moins les accrocher. Si cela m’était possible, sûrement, je fuirais… Il me semble que mon travail ne peut être qu’englouti, (et moi avec), par toute l’éloquence des toiles des autres artistes. Dans cet univers, mes pièces les plus audacieuses semblent des plus classiques et la plus grande d’entre elles apparaît microscopique ou presque. Je n’ai pas l’impression d’être à ma place. Ce choc est si brutal qu’un instant, il m’oblige à remettre ma façon de travailler en question. Parfois, encore, il interroge jusqu’à mon choix d’être peintre.
Je suis de ceux, qui, dans l’exercice de la peinture aiment à lever la main avant de s’exprimer. Chacune de mes toile a exigé un soubassement réfléchi, une réflexion vérifiée, une décantation plus ou moins longue et parfois douloureuse. J’ai souvent remarqué que mon travail se rapproche de celui de la terre, que le peintre ressemble à un agriculteur ou à un vigneron. De longues et nombreuses étapes font que le raisin donne du vin. Le sol et le millésime, le soin porté à la plante, la vendange en son temps et les longues étapes de la vinification font la subtilité du produit fini. Dans le verre s’épouse ce sur quoi le vigneron n’a pas prise et une connaissance actée qu’il affine au fil des ans. Un donné reçu conjugué avec un autre d’ordre plus subjectif font le vin. Une question se pose. Ce savant nectar peut-il rivaliser face à l’effervescence d’un soda saturé en sucre? Qui saura déceler dans l’impermanence des notes d’attaque et de fin de bouche toute la saveur d’un terroir, s’il est de sable ou de pierre, si le soleil vous y brûle ou juste vous réchauffe, et quel genre d’hommes chantent dessus ? Est t-il quelqu’un qui seulement y porte intérêt ? La recette à cela pour elle qu’elle est toujours semblable et le coca-cola reste sans surprise qu’il soit bu à Pékin ou à Dallas, en Anjou ou dans le Bordelais. Partout, il offre une immédiateté pétillante et rassurante qui est aussitôt reconnue et appréciée. Abasourdi au cœur du lieu d’exposition, je me demande s’il est-il une place pour moi autour de cette table où tout le monde semble s’exprimer spontanément et en même temps.
Fleurs sur fond rouge, huile sur toile (lin) – 37×25 cm
Le doute est tenace et la pensée qu’il impose ronge les certitudes petit à petit. Pour sortir le ver de la pomme, j’ai dû regarder cela en face. Dois-je me jeter en criant dans la bataille? Dois-je peindre des toiles de 3 x 3 mètres (ou davantage) et user d’un rouleau, d’une truelle? Devrais-je quitter le monde des objets pour celui des sentiments, des impressions, des courants d’énergies, de la couleur pure, des réalités abstraites ou des concepts ? Devrais-je faire fi de l’objectivité de mon point de départ qui veut que « chaque créature qui est (esse inquantum est), a une essence particulière (speciem suam habere), et se trouve intégrée dans un ordre suprême (ordinatissime administrari). [1]Hans Urs Von Balthasar, La gloire et la Croix 2 styles d’Irénée à Dante » . N’est-ce pas une forme d’obéissance à l’objet qui m’oblige sinon à me taire, au moins à parler bas… À n’en pas douter, mes pauvres objets ne savent pas dans quel monde l’on vit, et encore moins, ce qu’il est devenu…
C’est à cet instant que j’entendis dans un souffle – étais-ce un Ange?- ces quelques mots : « Chuchote… Lorsque tout le monde crie, baisse le ton… Ceux qui sont encore en capacité d’entendre viendront naturellement écouter… « Seul l’amoureux de la forme finie comme révélation de l’infini n’est pas seulement « mystique », mais aussi « esthéticien » [2]Hans Urs Von Balthasar, La gloire et la Croix 2 styles d’Irénée à Dante .
La timbale, huile sur toile (lin) – 37×25 cm
Je me voyais invité à faire le choix d’une peinture attirée vers le silence, à trouver juste ce qu’il faut de présence pour dire l’infini qui s’échappe des choses. Parler plus bas, juste pour l’oreille de ceux qui veulent et peuvent encore écouter. L’essence de nos vies tient dans ce « peu de bruit » qui a guidé Philippe Jaccottet toute sa vie. Cette note est la perle pour laquelle il vaut la peine de tout sacrifier. Les objets que je peins ont pour nature de disparaître, de baisser le ton, de nous dire l’essentiel en s’effaçant… C’est ainsi que peut être, ils désigneront leur source, qu’ils nous ouvriront à plus grand qu’eux-mêmes, à plus grand que nous… Quoi de plus naturel que de prendre le même chemin d’expression que celui de l’objet que l’on cherche à exprimer ? Quoi de plus naturel à l’enfant que de marcher sur les pas de son père, au disciple d’avancer dans la voie de son maître.
Plus on avance, et plus le monde crie. Aujourd’hui plus qu’hier, il hurle. J’ai l’étonnante certitude qu’il est nécessaire que quelques-uns s’inscrivent en contrepoids du tintamarre, dans le silence. Plus le monde claironne le mensonge qu’il est, plus le réel doit être affirmé avec profondeur et simplicité. Ceux qui entendent cela doivent le faire! Comme l’ancre marine tient le bateau dans la tempête, ils retiennent la dérive du temps présent ; pendant que sur les flots, dans le navire, à chacun l’on demande : « je vous sers du vin ou du soda ?«
Tableau réalisé pour le lancement de la cuvée « L’aurore » du domaine Damien Loreau à Savenière le 13 octobre 2022. Frédéric Eymeri exposera ses tableaux à cette occasion.