Lors de mon dernier article, j’ai essayé de situer la rupture entre l’art dit « classique » [1]Par période « classique » je parle de la Renaissance du XVI ème siècle jusqu’au XIXème siècle début XXème et ce qui, depuis, le suit. Il me semble essentiel de souligner maintenant une autre fracture, peut-être plus essentielle, qui, elle, aura codifié les trois siècles qui suivent la Renaissance.
Lorsque H. Matisse affirme : « La Renaissance c’est la décadence », ce n’est pas par envie de choquer. Le peintre est bien conscient que la Renaissance a habillé l’art d’un corset qu’il est difficile de lui ôter. Il sait ce qu’il en coûte que de vouloir s’y employer. Mais que dénonce-t-il?
Ce qui « renaît » au XVI ème siècle, c’est l’Antiquité. Il sera désormais acquis, et cela pour les trois cents ans à venir, que seules deux époques brillent au firmament des beaux arts, l’Antiquité et la Renaissance.
Il s’établit de manière imparable que les chefs-d’œuvres de l’Antiquité, (comme ceux de la nature), sont parfaits. Ils le sont tellement qu’une seule voie de création demeure possible, l’imitation. Impossible de déroger à ce canon. Il ne s’agit plus d’assumer un héritage, de se l’approprier et de l’exploiter dans une perspective nouvelle. Il ne s’agit plus d’être, selon l’adage chrétien, assis sur des épaules de géants pour, avec ses propres yeux, voir à partir de cet héritage. Il s’agit seulement de voir avec les yeux de ceux qui nous ont précédés, et de voir seulement ce qu’ils ont vu ! Il ne s’agit plus, sur la base d’un héritage, de laisser sourdre quelques inventives représentations qu’inspirent le choc d’avec le réel et la transcendance qu’il recèle. Il s’agit de dire à l’identique, rien de plus, rien de moins ! Là est le sommet visé : redire au mieux ce qui, déjà, a été parfaitement exprimé. La période médiévale est délaissée, perçue comme médiocre, obscure, grossière. La fascination pour la redécouverte des œuvres antiques est si grande qu’il devient seulement possible d’en imiter la perfection. La Renaissance engendre une fracture extrêmement profonde car elle touche au processus même de création, à sa liberté intérieure, à son essence même. L’imitation de la nature ou des œuvres antiques devient le principe incontournable du renouveau artistique.
Il est compréhensible, (vu qu’il ne restait alors que cela à développer), que les siècles suivants aient vu un développement admirable de la technique et cela jusqu’à ce que devienne trop insupportable cette absence d’âme que les œuvres ont bien fini par devoir avouer. L’Antiquité ayant réalisé des œuvres en lesquelles, pensait-on, « la Beauté s’incarnait », (rien de moins) il ne resta plus qu’à les « copier » au mieux… (Notez qu’à chaque fois que l’homme affirme « d’une partie » qu’elle est « le tout », il sombre dans une forme de goujaterie qu’il a ensuite peine à quitter tant il la codifie, la dogmatise et par mode de répétition l’ingère profondément.) La grande historienne du moyen-âge, Régine Pernoud [2]Régine Pernoud (1909-1998) Diplômée de l’École de Chartes et de l’École du Louvre, conservateur du musée de Reims puis aux Archives nationales, elle a fondé le centre de … Continue reading , nous renseigne : « À consulter les sources du temps, textes ou monuments, il s’avère que ce qui caractérise la Renaissance, celle du XVI ème siècle, et rend cette époque différente de celles qui l’ont précédée, c’est qu’elle pose en principe l’imitation du monde classique. » [3]Régine Pernoud dans « Pour en finir avec le Moyen Âge. »
Nous voyons maintenant le lien qui s’établit avec la rupture qui s’en suit à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle et qui apparaît alors comme un juste retour de balancier opéré par le sang de quelques artistes vibrants et forcément incompris par un public rompu aux codes de l’antique perfection et devenu incapable de discerner les critères d’une œuvre de valeur. Van Gogh, Gauguin, Soutine, Modigliani, et tant d’autres seront victimes de cette incompréhension chronique. Ce nécessaire renouveau sera libérateur mais il porte en lui-même, déjà, les germes de sa propre impuissance. En cela Picasso – qui rivalise en capacité à créer de la valeur monétaire avec la Banque de France [4]L’anecdote est connue, qui relate Picasso se faisant chronométrer à exécuter un dessin. Le tracé terminé, il estime son chrono et affirme être plus fort que la Banque de France qui ne … Continue reading – est, je crois, vraiment le peintre emblématique de ce renversement. Il est important de saisir qu’à cette période s’amorce l’entrée de l’art dans le domaine de la spéculation, lorsque « le bourgeois français s’avisa soudain qu’il avait manqué d’excellentes affaires et que l’art pouvait être aussi une valeur en portefeuille. (…) En vente publique un Gauguin était côté plus cher qu’une cathédrale gothique ». De cela, l’art du XXème siècle ne sortira pas grandi.
Si l’art est le reflet de son époque, la mise en système financier de l’art et l’incroyable spéculation autour des chantres dudit « art contemporain » ne déroge pas à la règle. D’une certaine manière, notre époque contemple ce qu’elle mérite. Cette réalité trouve son point de départ au XIXème siècle. « Il est très significatif de constater que la faille, la chute de l’activité artistique correspond au moment où apparaît, au XIX ème, une conception mercantiliste de « l’objet d’art ». Et il est non moins révélateur que soit né, à la même époque, l' »objet de piété », pitoyable décalque du Sacré à l’usage du boutiquier » [5]Régine Pernoud dans « Pour en finir avec le Moyen Âge ». Dans une impitoyable singerie, la Transcendance et le Sacré sont vendus à la découpe…
Il me semble cependant qu’en matière d’art, l’éclatement en une inconsistance généralisée que l’on constate aujourd’hui, (quelques exceptions contestent heureusement ce propos), tient d’une racine plus profonde. La marchandisation de l’objet d’art n’est qu’une cause intermédiaire qui masque la cause première du désarroi.
Il est, à mon sens, vain de lutter contre une réalité qui déjà marque l’histoire. Par contre, il me semble urgent de se concentrer sur la ferveur des origines en remontant à la source. Écartant tout ce qui n’est pas la source, avançons vers le principe « chimiquement pur » du processus de création artistique.
Tout comme l’imitation enferme le processus de création, le mercantilisme arrache au processus de création ce qu’il a de plus précieux, ce qu’il a de premier et sans lequel l’art n’est plus art : son lien avec l’ÊTRE présent. La gratuité empêchée éradique la possibilité même du miracle de l’art vivant.
Je laisse -et non sans une reconnaissance émue- la grande historienne médiéviste nous éclairer.
« Durant toute la période médiévale en effet, l’art n’est pas coupé de ses origines. Nous voulons dire qu’il exprime le Sacré. Et cette liaison entre l’art et le Sacré tient aux fibres même de l’homme dans toutes les civilisations ; les spécialistes de la préhistoire nous confirment le fait, et cela dès l’apparition de l’art dans les cavernes. Toutes les races sous tous les climats, ont tour à tour attesté cette intime communion, cette tendance inhérente à l’homme qui le porte à exprimer le Sacré, le Transcendant, dans ce langage second qu’est l’Art sous toutes ses formes. (…) Peut-être est-ce dans cette direction qu’il faut chercher le secret de cette capacité de création qui fait du moindre chapiteau roman, si semblable dans ses lignes à tous les autres, si obéissant dans sa forme à l’architecture générale de l’édifice, une œuvre d’invention ; une œuvre d’art si personnelle que la copie la plus fidèle, le moulage le plus exact crieront la trahison. (…) Aujourd’hui encore il est saisissant de voir à quel point l’impuissance artistique est liée à l’absence du sacré. »
Tout converge, non vers un but à atteindre, mais vers un point de départ d’où naît l’élan créateur. Ce n’est pas une idée, (encore moins une recette). Ce n’est pas une affirmation de soi, c’est l’affirmation d’une Transcendance présente dans l’objet, d’un lien Sacré reconnu. Là est le point de départ, ce point est relation. C’est pour cela qu’il libère une telle puissance créatrice, qu’il est à même d’actualiser l’œuvre d’art dont il est le véritable protagoniste. Cette saisie de relation entre « ce qui est descriptible ici et maintenant » et « ce qui est de toujours et de partout » est la source de l’inspiration nouvelle et le critère sur lequel se brise, tout au long de la réalisation, ce qui ne doit pas entrer dans l’œuvre. C’est un lien vivant, j’entends, un lien qui se vit. La forme de l’œuvre d’art est contenue là, en puissance dans ce choc que porte la stupeur.
Peintures: Frédéric Eymeri – La suite des jours (Médiéval), huile sur toile de lin – 54 x 65 cm et La suite des jours (Béatrice), huile sur toile de lin – 54 x 65 cm
Galerie de Frédéric Eymeri
References
↑1 | Par période « classique » je parle de la Renaissance du XVI ème siècle jusqu’au XIXème siècle début XXème |
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↑2 | Régine Pernoud (1909-1998) Diplômée de l’École de Chartes et de l’École du Louvre, conservateur du musée de Reims puis aux Archives nationales, elle a fondé le centre de documentation historique Jeanne-d’Arc, à Orléans |
↑3 | Régine Pernoud dans « Pour en finir avec le Moyen Âge. » |
↑4 | L’anecdote est connue, qui relate Picasso se faisant chronométrer à exécuter un dessin. Le tracé terminé, il estime son chrono et affirme être plus fort que la Banque de France qui ne peut en ce laps de temps créer autant de billets que son dessin a de valeur… |
↑5 | Régine Pernoud dans « Pour en finir avec le Moyen Âge » |