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Après son ordination sacerdotale, Saint François de Sales est envoyé seul et sans argent pour une mission très périlleuse dans le Chablais, où il n’y a plus de vie catholique depuis deux générations, sa seule « arme » est la charité et l’amitié gratuite qu’il offre et mendie.

L’amour aux mains nues

 La Savoie de Saint François de Sales est un pays appauvri et ravagé par les guerres entre la France d’un côté, l’Espagne et les confédérés de l’autre. La Savoie a soutenu la France dans les guerres d’Italie, mais elle est ensuite attaquée par la France car elle s’appuie sur l’Espagne pour tenter de récupérer Genève. Cela provoque le démembrement de la Savoie qui est envahie par les Français d’un côté et les confédérés à Genève et au Chablais. De 1536 à 1594 la région du Chablais est sous le contrôle des protestants bernois qui détruisent les autels, vident couvents et institutions catholiques, et finissent par interdire tout culte catholique.

 

 

Lorsque le duc de Savoie reprend possession du Chablais, il n’y reste qu’une poignée de catholiques qui sont privés de toute aide spirituelle ou matérielle. Le duc envoie donc une cinquantaine de prêtres pour restaurer les paroisses et les institutions catholiques, mais après 70 ans de protestantisme, ils sont chassés par une population hostile et apeurée par la menace de nouvelles invasions étrangères. Il faut trouver une autre méthode. L’évêque privilégie l’envoi d’un ou deux prêtres très bien formés pour être capables de répondre aux arguments des pasteurs et pour repartir de zéro en acceptant un ministère itinérant au gré de l’accueil ou du rejet de la population. Le sens de la mission donnée par l’évêque est celle d’un aventurier, d’un médecin itinérant ou d’un sourcier qui doit scruter sous une terre apparemment aride les sources d’où peut renaître la foi. L’évêque demande à son clergé un volontaire pour cette mission très périlleuse, mais tous déclinent. Le jeune prêtre François se porte spontanément volontaire et part le 9 septembre 1594 pour Thonon.

François s’arrête en route saluer ses parents au château de Sales, mais l’accueil paternel est glacial. Son père est dégoûté de le voir partir au Chablais car il était très ambitieux pour son fils et il a l’impression qu’il va ruiner sa carrière. Il trouve la mission auprès des pauvres du Chablais humiliante pour son rang, dangereuse, et surtout vouée à l’échec. Il refuse donc de soutenir son fils, qui part le lendemain sans argent ni même un au revoir. Durant tout le séjour au Chablais le père de Saint François fera l’impossible auprès de l’évêque et du duc de Savoie pour faire nommer un successeur à François et lui faire retirer sa mission, en vain.

François de Sales ne peut loger nul part car les genevois ont saccagé les églises et les châteaux savoyards, il n’y a que la forteresse des Allinges où il peut dormir sous protection militaire ce qui l’obligera à faire des kilomètres à pied pour revenir chaque soir.

 

Chateaux des Allinges, Chapelle Saint François de Sales (Source)

L’accueil est très hostile, car le peuple a entendu des années durant que les prêtres sont des sorciers, des charlatans superstitieux, de faux prophètes au service des rois et les personnes cultivées ont été mis en garde contre la Babylone romaine. François est régulièrement invectivé, ridiculisé, menacé, chassé, insulté. Cela ne décourage jamais son zèle, et sa première action apostolique est d’aborder avec bienveillance et douceur les rares personnes qui acceptent sa main tendue. Il se lie d’abord d’amitié avec le syndic de Thonon Pierre Fournier, puis avec le juge Claude d’Orlier, avec le procureur fiscal Claude Marin, et surtout avec Antoine de Saint Michel, seigneur d’Avully. Au début les rapports sont très distants et l’hostilité est palpable. Saint François a besoin de temps pour rompre la glace, mais il ne se lasse pas car il perçoit chez ces hommes une honnêteté et une recherche sincère de vérité. La correspondance de Saint François avec Antoine de Saint Michel montre qu’ils resteront amis jusqu’à sa mort.

Peu à peu, il commence aussi à parler de religion, même s’il est encore hors de question de célébrer une messe. Grâce au soutien de Claude Marin et de Pierre Fournier il obtient le droit de prêcher dans l’église après le culte protestant. Au début, ils ne sont qu’une poignée de catholiques apeurés et deux ou trois curieux, mais cela provoque un premier émoi dans la cité et la réaction violente du pasteur Louis Viret et de son conseil qui fait interdire d’assister aux conférences de Saint François, en brandissant la menace d’un retour des bernois et des genevois dans le Chablais. Plus aucun curieux n’ose s’aventurer pour l’écouter. Cela ne décourage pas François qui continue sa mission par l’amitié gratuite, par des rencontres fortuites aussi bien que par la fidélité aux quelques personnes qui lui ont ouvert leur porte. Son don pour l’amitié, son humilité et sa bienveillance suscitent une sympathie chez beaucoup de personnes et il est donc décidé de le faire tuer par deux mercenaires engagés pour cette tâche mais qui heureusement échouèrent dans leur mission.

Le patron des journalistes

François ne se laisse pas réduire au silence. Les habitants de Thonon ont l’interdiction de venir l’écouter à l’Eglise mais pas de lire ses textes. François se met donc à utiliser régulièrement la dernière technologie de communication : l’imprimerie. Il fait publier de nombreux textes qu’il glisse sous la porte ou derrière le volet des maisons, pour rejoindre les personnes chez elles et leur donner le temps de méditer, de se former, d’avoir accès à la doctrine. Plutôt que des diatribes et querelles, Saint François propose d’étudier ensemble la Bible pour y retrouver la fraicheur de la doctrine catholique et l’unité œcuménique. Ce travail pour aller distribuer sous les portes des textes imprimés lui a valu le titre de patron des journalistes. Il prend au sérieux les arguments de ses adversaires protestants et écoute chacun avec beaucoup de respect. Face aux questions souvent très complexes qui lui sont posées, il commence une correspondance avec Saint Pierre Canisius qui l’aidera à formuler sa foi et à réfléchir à la meilleure façon de répondre. Surtout, il ne reste pas au plan des concepts et des arguments mais voit dans chaque situation le chemin mutuel de conversion du cœur.

 

 

Après un an de mission, il fait le pas de quitter Allinges pour s’installer à Thonon et vivre au milieu des siens. Il se rapproche et s’identifie à son peuple rebelle. C’est une démarche audacieuse d’autant qu’il n’a pas le droit de célébrer la messe dans le Chablais et qu’il doit traverser tous les jours la Dranse pour se rendre dans le Valais catholique, par des chemins escarpés.

Deux ans après l’arrivée de François dans le Chablais, son amitié fidèle transforme l’opinion de certains amis protestants qui veulent revenir à la foi catholique. Le premier à se manifester est le juriste Pierre Poncet qui voudrait bien retrouver la foi catholique mais a encore peur pour son travail, ses relations, ses biens. La première conversion officielle marquante est celle de son ami Antoine de Saint Michel, seigneur d’Avully et président du Consistoire protestant avec qui François a partagé de longues heures de promenades et de discussions.

La rencontre avec Théodore de Bèze

Comme le Seigneur d’Avully était un homme connu, sa conversion à l’Eglise catholique provoqua l’ire des pasteurs de Genève et Saint François dû aller dans la cité de Calvin pour s’expliquer avec Antoine de la Faye, puis avec Théodore de Bèze, le successeur de Calvin sur le siège de Genève.

Le 3 avril 1597, François arrive chez Théodore de Bèze avec sa cordialité et son audace habituelle. Il prend l’initiative de venir à Genève chez son « ennemi » politique, militaire et religieux. Comme dans toutes ses démarches diplomatiques, missionnaires ou œcuméniques, François privilégie le rapport personnel à toute forme de rôle, de pression ou d’argument.

Reçu dans le salon de la maison où avait vécu Calvin par un vieillard à la barbe blanchie, notre jeune prévôt commence par casser la glace en montrant son respect pour la franchise, l’honnêteté et la science de son interlocuteur. Il ne vient pas en donneur de leçon, mais au contraire pour demander conseil et apprendre de la sagesse et de l’expérience de Théodore de Bèze. François propose un échange libre et ouvert, avec beaucoup d’humilité, il pose des questions à Théodore de Bèze. Théodore est visiblement touché par la courtoisie, l’humilité et l’intelligence de François et fait aussi des pas vers lui. Il reconnaît dans la discussion que l’Eglise catholique est la « mère Eglise » mais se fâche par la suite car François sans chercher la polémique le remet devant les contradictions de son discours : que ce soit sur l’unité de l’Eglise voulue par le Christ ou sur le Jugement dernier fondé sur l’accomplissement des œuvres envers les pauvres (vous m’avez nourri, visité, accueilli). Théodore de Bèze eut la grandeur d’âme de s’excuser pour son impatience et de presser François de revenir le voir.

 

Théodore de Bèze et François de Sales (Source)

 

Trois mois après jour pour jour, le 3 juillet, François retourne à Genève. L’entrevue se tint « fort secrètement », car Théodore de Bèze n’est pas libre d’afficher son amitié et ses réflexions théologiques avec François de Sales. La discussion tourne cette fois sur le sens de l’affirmation de Théodore qui reconnaissait l’Eglise romaine comme la « Mère Eglise ». Sans parvenir à une communion doctrinale, l’affection et le grand respect de Théodore de Bèze est visible. L’entretien est cordial du début à la fin et la poignée de main sincère. Théodore de Bèze manifeste un vrai doute sur sa position sans arriver à en sortir totalement pour autant.

Une troisième entrevue eut lieu peu après où l’éventualité d’un retour à l’Eglise catholique fut directement évoquée sans pour autant que Théodore fasse le pas. Malgré son refus, la relation resta emprunte d’admiration mutuelle et François se manifesta plusieurs fois, directement ou indirectement, jusqu’à la mort de Théodore de Bèze en 1605.

La conversion du Chablais

La rencontre gratuite avec Théodore de Bèze montre que le zèle apostolique de Saint François de Sales n’a rien du prosélytisme intéressé et calculateur. Il ne cache pas non plus sa joie de voir les premiers fruits de conversion, après plus de trois ans de vie dans le Chablais. A partir de 1597, la situation politique s’était calmée en particulier avec la conversion à la foi catholique du roi Henri IV puis la signature du traité de Vervins avec l’Espagne. Peu à peu, le duc de Savoie accepta les demandes répétées de François d’envoyer des renforts de prêtres pour l’aider à accompagner les conversions qui se multiplient.

Après les nombreux retours individuels à la foi catholique, François eu l’idée d’une célébration commune festive, joyeuse et priante, pour entrainer ce nouveau petit peuple catholique dans son élan missionnaire. Il organisa donc en 1598 les « 40 heures d’Annemasse » pour redonner le sens de la communion, de l’appartenance à un peuple et à l’Eglise « visible ». On pourrait dire que ces « 40h heures » sont une première forme de JMJ : musique, procession, adoration, confession, belle liturgie festive et solennelle. Cette ferveur populaire suscite un grand enthousiasme qui finit de convaincre les plus indécis et les retours à l’Eglise catholique se généralisent dans tout le Chabelais. Ces « 40 heures » d’Annemasse furent suivies par celles de Thonon qui durèrent 4 jours en présence de l’évêque, du duc de Savoie et du cardinal-légat de Medicis (le futur pape Léon XI). La fête fut marquée non seulement par la joie populaire mais par la conversion massive des habitants, y compris des pasteurs protestants.

L’attitude pastorale de François peut se résumer à l’amitié qu’il met au cœur de toute sa vie. François refuse les polémiques et les invectives qui se multiplient du côté protestant comme du côté catholique, il cherche à sortir de la logique politique et juridique pour organiser la religion selon le prince, comme c’était le cas à l’époque. Il rejette aussi les attitudes conquérantes et violentes du duc de Savoie qui l’amèneront à la défaite militaire de l’escalade en 1602. Pour Saint François la seule « méthode » est toujours la charité, l’écoute, la main tendue, la cordialité, la recherche sincère et franche de la vérité à partir de l’Evangile. Une à une, il ramène les brebis au bercail, il les connaît chacune par son nom. Après quatre ans de labeurs, le culte catholique peut être restauré dans toutes ses dimensions et la diète d’Annecy accepte de redonner les fonds nécessaires au rétablissement des paroisses et institutions catholiques dans le Chablais.

 

Références (André Ravier, François de Sales, un sage et un saint, Nouvelle Cité, Bruyères-le-Châtel, 2018, ch. IV).

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