Dès la saison 2023/2024, Christian Spuck, actuellement directeur de la Compagnie de ballet de Zurich, deviendra le nouvel intendant du Berliner Staatsballett. A cette occasion, la compagnie berlinoise présente l’une de ses créations, la Messa da Requiem, chorégraphiée sur la musique du Requiem de Verdi. La première, très remarquée, a eu lieu le 14 avril 2023… une messe de Requiem justement durant l’Octave de Pâques !
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L’une des particularités du spectacle est l’interaction étroite entre chanteurs et membres de la compagnie de ballet. Le désir du chorégraphe était que musiciens et danseurs se rencontrent sur scène « sur un pied d’égalité », dans le but de s’inspirer mutuellement. En effet, les solistes ainsi que le chœur réalisent la prouesse de chanter tout en participant à la chorégraphie, tantôt par des mouvements de foule à l’effet impressionnant, tantôt en se mouvant pour occuper simplement l’espace sur scène autour des danseurs, ou en écrivant sur les murs du décor… Il se crée ainsi une symbiose toute particulière, une communion entre la musique et la danse…
S’il utilise des symboles (la table au moment de l’Offertoire, les danseurs en colonne symbolisant les pages du livre de la vie, …), Christian Spuck ne cherche pas à « expliquer » le Requiem, ni à donner à son ballet la forme d’une action narrative. Les mouvements illustrent la musique de manière quasi abstraite, transmettant l’émotion de la musique et le contenu profond des paroles du chant. C’est en effet la musique du Requiem de Verdi qui a été la première source d’inspiration de Christian Spuck pour sa chorégraphie. Il dit avoir été touché par l’humanité de la musique, contrastant avec les paroles dramatiques du Requiem. Il faut dire que Verdi a composé cette musique à l’occasion de la mort de son ami, le poète Manzoni, qu’il admirait beaucoup. Le compositeur italien fut si ébranlé par la mort de son ami, qu’il ne put aller à la cérémonie d’enterrement. Par amitié, il composa le Requiem pour la messe anniversaire de la mort du poète un an après. L’amitié est donc au cœur de la genèse de l’œuvre.
Selon Christian Spuck, la Messa da Requiem éveille beaucoup de questions essentielles :
« Qui sommes-nous ? »
« Où allons-nous ? »
« Que se passe-t-il après la mort ? »
Dans un monde qui a quasiment banni la mort de son vocabulaire (ou en a fait un événement « à la carte »), le Requiem de Verdi provoque, « éduque à la mort, formant une juste attitude du cœur » avant la dernière comparution devant Dieu… Il y a à la fois une grande espérance, la possibilité du pardon, de la miséricorde, celle d’aller au ciel, mais en même temps rien de « romantique ou édulcoré », la colère de Dieu étant bien réelle… et dansée de manière impressionnante et dramatique, glaçant l’échine du spectateur !
Requiem
« Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que la lumière éternelle brille sur eux. A toi Dieu, il convient de chanter un hymne dans Sion, et qu’on accomplisse un vœu dans Jérusalem. Exauce ma prière, que toute chair vienne à toi. Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que la lumière éternelle brille sur eux. Seigneur, ayez pitié. Christ, ayez pitié. »
Durant le Kyrie eleison, les danseurs ont des mouvements magnifiques d’abaissement, d’humilité… tout à la fois, on les voit fuir, quitter précipitamment la scène, comme si ce lieu de vérité et de pardon était difficile à supporter…
Rex tremendae
« Roi de terrible majesté, qui sauves ceux à sauver gratuitement, sauve-moi, source de tendresse. »
Le Salva me est dansé en deux parties. Durant la première, la foule des chanteurs et des danseurs est rassemblée comme un peuple dont la tête serait formée par quelques danseurs qui « grimpent » le long du mur latéral de la scène, s’élevant vers Dieu dans un cri. Tout le peuple, tête baissée, ose peu à peu lever la tête vers Dieu. Salva me ! Quelle expérience que d’entendre et de voir ce cri, qui passe ainsi du « Sauve-moi » à un « Sauve-nous ! » La deuxième partie est dansée par le couple Polina Semionova (danseuse étoile du Berliner Staatsballett), vêtue d’une longue robe gris-blanc fluide, les cheveux longs détachés, et David Soares. La danseuse se laisse tomber, rattrapée au dernier moment par son partenaire. Elle se laisse tomber sans défense, en toute confiance, là où d’ordinaire, on aurait étendu les bras en avant pour se protéger de la chute. Il y a quelque chose d’une attitude d’enfance, d’une confiance totale d’être rattrapée et relevée. La danseuse est complètement passive dans l’exécution de ses mouvements, se laissant prendre en charge par son partenaire. On pourrait presque parler d’une obéissance ac cadaver , celle dont parle Saint Ignace. Toutefois, à un moment donné, « abandonnée », ou plutôt relâchée par son partenaire, elle s’agrippe soudain à lui, dans un mouvement inattendu de détermination ; elle s’accroche définitivement à ce qui la guide et la sauve, à la Source…
Confutatis
« Les maudits étant confondus, aux flammes cruelles assignés, appelle-moi avec les bénis. Je prie suppliant et incliné, le cœur contrit comme de la cendre, prends soin de ma fin (Voca me cum benedictis). »
Comme s’il y avait un parallèle avec la petite voix des sopranos, qui supplient au seuil de la mort le « Voca me » de manière presque inaudible dans le Requiem de Mozart, les pas de danse qui accompagnent ce texte sont d’une légèreté étonnante. Les danseuses semblent sans poids, portées par leurs partenaires. Il y a là aussi quelque chose d’une confiance absolue, celle d’être sauvé. Voca me cum benedictis.
Libera me
« Délivre-moi, Seigneur, de la mort éternelle, en ce jour redoutable, où les cieux seront ébranlés, ainsi que la terre. Quand tu viendras juger le monde par le feu. Voici que je tremble et que j’ai peur, alors que le jugement s’approche, et la colère à venir. Ce jour-là sera jour de colère, de calamité et de misère, jour mémorable et très douloureux. Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que la lumière perpétuelle brille sur eux. »
Peut-être le moment le plus transperçant du ballet… A un moment donné, le chœur forme une masse compacte sur scène, puis se divise en deux groupes, laissant apparaître la danseuse Polina Semionova, debout tout au fond de la scène. Alors, elle s’élance vers le public et se jette dans les bras de son partenaire, qui débouche soudain depuis la droite de la scène. Elle est rattrapée dans un mouvement avec les bras en avant, ouverts vers le Ciel, comme pour tout recevoir.