La chronique d’aujourd’hui peut sembler éloignée de la vie quotidienne. Par ailleurs, elle peut paraitre strictement religieuse. Quoi qu’il en soit, nous pourrions nous demander, comme l’un de ses élèves l’a demandé au père Félix Varela : « Mon père, à quoi cela sert-il ? » Le fondateur de notre culture et de notre nationalité a déclaré plus tard que, tout au long de sa vie d’éducateur, il s’est toujours souvenu de cette question, à laquelle il aurait répondu : « Cela ne sert à rien ». La théorie sans vie est un néant.
Cette réflexion ne servirait à rien si elle restait théorique et ne servait pas à vivre, à être meilleur, à mieux servir, à chercher et à trouver la raison d’être de notre existence. À Cuba, nous sommes tellement plongés dans la survie quotidienne, le fardeau existentiel est si lourd, le désespoir et l’absurdité dans lesquels nous vivons sont tels, l’avenir est si sombre et le présent si insignifiant, que nous suffoquons dans l’invivable. Pour de nombreux Cubains qui ont cru au projet d’un « homme nouveau » et d’une « société meilleure », il est très difficile, presque impossible, de reconnaître qu’ils ont perdu la seule vie que nous ayons en ce monde.
Il faut beaucoup de vertu, beaucoup de courage et beaucoup d’honnêteté pour se libérer du sentiment de culpabilité, du poids de la conscience, d’avoir mis leur foi et leur confiance, leurs sacrifices et leur vie, au service d’un projet dénoué de sens et sans vérité, qui prouve aujourd’hui qu’au lieu de l’homme nouveau, il a donné naissance à l’homo saucius, c’est-à-dire l’homme abîmé, l’homme malade, blessé, brisé. Tels sont les dommages anthropologiques causés par le totalitarisme à Cuba.
Cependant, nous pouvons rencontrer d’autres Cubains qui non seulement sont restés ici, mais qui ont trouvé un sens à leur vie en vivant ici, avec les mêmes misères matérielles, morales et spirituelles, en souffrant du même manque de liberté et de démocratie. Ils sont également plongés dans la lutte pour la subsistance quotidienne ; ils souffrent en voyant comment l’espoir s’effondre, comment les mythes tombent, comment les gens vivent dans le mensonge et comment ce que nous espérions n’est jamais arrivé, ce qui devait être n’a jamais été, et ce qui est n’a pas de nom.
Quel est le secret de ces Cubains qui ont choisi librement de rester à Cuba en embrassant la croix ? Rester à Cuba tout en pouvant s’échapper, c’est du masochisme, du stoïcisme, ou qu’est-ce ? Est-il possible de donner un sens à ce qui semble être de la folie ? Est-il possible de surmonter la résignation par la résilience ? Cela a-t-il un sens de vivre dans un naufrage ? Quel sens cela a-t-il de rester à Cuba aujourd’hui ?
Je ne pars pas de théories, bien qu’il soit bon de les utiliser, mais je partage surtout avec vous mon expérience et celle de tant d’autres qui restent ici, à Cuba, l’île isolée, en apportant des témoignages, des enseignements, et même en répandant l’espoir, au milieu de l’absurdité la plus sombre, en vivant à l’intérieur de la grande prison, et même en souffrant déjà ou en risquant de terminer dans la petite prison, cruelle et injuste. Beaucoup connaissent leurs noms, mais il est également nécessaire de savoir et de comprendre d’où ils tirent le sens, la force et la paix intérieure pour vivre, au quotidien, au bord de l’effondrement existentiel et de l’obscurité de leur environnement.
Les quatre clés de la résilience
La résilience est la capacité des êtres humains à convertir la pression à laquelle ils sont soumis en force et en passion, non seulement pour résister, mais pour bondir, comme un ressort, vers des sphères de la vie plus élevés et même pour apporter aux autres leur expérience, leur aide et leurs projets de développement humain dans la dignité, la liberté, la responsabilité et la démocratie ; ainsi que pour la recherche du bien commun, les deux axes de la société.
Ceux qui restent à Cuba, tout en ayant la possibilité de partir, ne sont pas des surhommes ou des surfemmes, ils ne sont pas résignés à leur sort, ils ne sont pas des zombies, des enlevés, dépourvus de volonté propre, ils ne sont pas des morts ressuscités pour être esclaves, ce qui est l’origine du mot zombie dans le culte vaudou haïtien. Ce sont des Cubains, en chair et en os, dotés d’intelligence, de sentiments et de volonté. Ce sont des personnes qui, grâce à la formation de leurs familles, des églises et des groupes de la société civile, ont trouvé au moins quatre suppléments d’âme, que nous pourrions appeler « les quatre clés de la résilience » : le sens de leur vie, la culture d’une spiritualité, la passion d’un mysticisme et la certitude de « l’utilité de la vertu ». Telles sont les propositions dont je témoigne dans ma vie et que je partage avec vous, tout en répondant calmement aux nombreuses personnes qui me demandent : pourquoi restez-vous à Cuba ?
Le sens
La première clé est de trouver un sens à notre vie. Selon le psychanalyste viennois Victor Frankl, auteur du livre incontournable » L’homme en quête de sens « , que j’ai déjà recommandé dans une autre chronique : le sens de la vie n’est rien d’autre que » l’acte de vivre en soi « . Comment nous vivons et orientons, en nous-mêmes, chacune des heures et des jours, des mois et des années de notre vie. Le sens façonne la finalité, le pourquoi de notre existence. C’est le sens que nous donnons à notre vie qui nous permet de nous sentir épanouis, d’être heureux au milieu de l’adversité.
Le sens est la direction et le but que nous donnons librement et de manière responsable à notre vie. Il ne s’agit pas de s’adapter aux circonstances pour survivre, non, ni de résister sans sens ni but, ni de rechercher la douleur ou l’absurdité par un besoin malsain d’autoflagellation. Le martyre dénué de sens est inhumain. Le sens de la vie est cette motivation intrinsèque qui donne une raison, une direction et un sens à l’existence. Permettez-moi de rapprocher ce sens d’une phrase prononcée par Jésus-Christ peu avant son exécution sur la croix : « Personne ne m’enlève la vie, mais je la donne de mon plein gré. C’est à moi de la donner et de la reprendre... Certains ont dit : « Il est victime d’un esprit mauvais et il dit des choses insensées » [1]Jean 10,18-20 .
En effet, donner librement sa vie pour une cause, pour un sens, pour un but, c’est de la folie pour certains, de la déraison pour d’autres. Rester dans un environnement vide de sens, pour donner un sens aux autres, est le signe du plus grand amour. C’est par amour, non par héroïsme, non pour paraître différent, non pour être aliéné. C’est que « nul n’a de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » [2]Jean 15, 13 . C’est le sens que j’ai librement donné à ma vie.
La spiritualité
La deuxième clé est la culture d’une spiritualité. La spiritualité est la vie intérieure d’une personne. C’est sa dimension la plus élevée. Chaque être humain possède la dimension de sa corporalité, de son intelligence et de son esprit. Par conséquent, chaque personne, qu’elle soit religieuse, agnostique ou athée, a sa vie spirituelle, sa subjectivité. C’est ce qui nous distingue des autres êtres vivants.
Cultiver sa propre spiritualité, c’est consacrer du temps, de l’espace et des exercices pour développer cette vie intérieure si oubliée à l’époque contemporaine. À Cuba et dans n’importe quel pays. Le matérialisme nous aliène. Il nous obscurcit. Il nous enlève. Nos efforts et notre travail visent avant tout à satisfaire des besoins matériels. Passons en revue notre existence quotidienne : combien de temps, quel espace et avec quels instruments nourrissons-nous notre vie intérieure par le silence, l’introspection, la méditation et la contemplation de la Vérité, de la Bonté et de la Beauté ?
Dans l’angoisse existentielle quotidienne des Cubains, il y a beaucoup de bruit extérieur et beaucoup de vide intérieur. Il semble que la lutte pour la subsistance vide l’âme. C’est le plus grand malheur du peuple cubain. La fuite ne comble pas automatiquement ce vide. Dans toutes les sociétés, il y a des zombies qui répètent chaque jour les routines qui leur sont imposées de l’extérieur. Ici à cause du communisme, ailleurs à cause d’autres matérialismes. C’est, entre autres, la raison pour laquelle le suicide est en augmentation dans le monde. Non pas en se jetant dans le vide extérieur, mais en étouffant dans le vide intérieur qui est la sécheresse de la spiritualité que nous avons tous reçue du Créateur.
La Mystique
La troisième clé est le mouvement de la mystique. L’expérience mystique est celle où la spiritualité atteint un état d’union ineffable (difficile à décrire) de Dieu avec l’âme et la réponse de l’être humain, dans une expérience d’amour qui le pousse de l’intérieur à un plus grand abandon à Dieu et aux autres. Cette union spirituelle plus intense et plus profonde devient le moteur de la vie, une dynamo qui nous donne une énergie intérieure supplémentaire. Cette dynamo vient du grec dynamis qui signifie : force, puissance, capacité.
Une personne qui expérimente en elle cette force qui n’est pas « naturelle », qui dépasse les calculs humains, qui est capable de nous donner une force intérieure, sereine et puissante, qui nous donne une capacité d’abandon, de sacrifice et de martyre, qui ne proviennent pas d’une « logique » humaine, mais d’une expérience de vie intérieure qui couronne et féconde les deux clés précédentes, est une personne mystique.
La mystique imprègne le sens et la spiritualité d’une autre vie, d’une survie que nous ne pouvons pas bien décrire, mais que nous savourons, que nous sentons, qui nous donne la force de la volonté et nous permet de croire en la force du petit et en la hauteur de vue avec laquelle nous pouvons scruter l’horizon, interpréter les signes des temps, avoir de la créativité pour les propositions et, surtout, pour soutenir, pousser et répandre notre espérance.
L’utilité de la vertu
La quatrième clé pour rester à Cuba est de croire, comme Jésus, comme Varela, comme Martí, à l’utilité de la vertu. A Cuba, on entend trop souvent le contraire : « ce n’est pas la peine de cultiver la vertu si tout le monde est corrompu », ou « à quoi ça sert d’être bon si celui qui devient rédempteur sort crucifié… en oubliant qu’il sort aussi ressuscité ».
Il ne suffit pas de trouver un sens à notre vie, il ne suffit pas de cultiver une spiritualité, il ne suffit même pas d’être mystique, si tout cela ne se manifeste pas en étant vertueux pour servir les autres, c’est-à-dire en créant l’habitude de faire le bien de manière éminente et permanente. La religion, la piété, est un bon moyen de cultiver la vertu et de croire en son utilité à Cuba. Il suffit de se rappeler la formule du père Félix Varela : « Il n’y a pas de patrie sans vertu, ni de vertu avec l’impiété ».
Je crois que la vie sans sens, sans spiritualité, sans religion et sans mystique, est la cause de l’agonie de notre patrie.
Et je crois que le fait d’avoir un sens de la vie, de cultiver une spiritualité, de vivre une religion, d’expérimenter l’énergie mystique et l’utilité de la vertu sont les raisons pour lesquelles certains Cubains choisissent librement de rester à Cuba.