Home > Arts plastiques > Rothko : le fils présente le père

Le 11 octobre dernier, à peine 4 jours après le drame du 7 octobre en Israël, Christopher Rothko était invité par le Centre Européen du Judaïsme pour présenter l’exposition exceptionnelle organisée par la Fondation Louis Vuitton à l’occasion du 120è anniversaire de la naissance du peintre Mark Rothko. Nous nous y sommes rendus pour comprendre les dessous de l’exposition et entendre le fils Rothko parler de l’œuvre de son père.

 

Mark Rothko, N. 14 1960

 

Christopher Rothko est aujourd’hui la plus grande autorité pour parler de l’œuvre de son père, non seulement parce qu’en tant que fils, il comprend mieux que quiconque le langage de son père, mais aussi parce que depuis des années, il a décidé de dédier sa vie à le comprendre, à le faire connaitre de l’intérieur. Ainsi, il a lui-même passé des heures devant chacune de ses œuvres, et s’est imprégné de tous ses écrits. Aujourd’hui, c’est lui, en compagnie de sa sœur Suzanne Pagé qui étaient chargés de créer et d’organiser la splendide exposition à la Fondation Louis Vuitton, ouverte au public parisien du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024.

Il s’agit de la première rétrospective en France consacrée au peintre américain depuis celle du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1999. Elle réunit quelque 115 œuvres provenant des plus grandes collections institutionnelles, notamment de la National Gallery of Art de Washington, de la Tate de Londres et de la Phillips Collection de Washington, et de grandes collections privées internationales dont celle de la famille de l’artiste.

 

Mark et Christopher Rothko

 

Ce lieu grandiose par son architecture correspondait mal, au départ, à la simplicité et au calme recherché par Rothko pour ses œuvres. Pourtant, la lumière qui habite ce lieu a finalement conquis ses organisateurs. Les œuvres immenses, installées selon les recommandations très précises de l’artiste lui-même, souvent dans une lumière tamisée et accrochées à basse hauteur, permettent une expérience pratiquement immersive dans le monde de l’artiste.

Toutes les œuvres se suivent dans un ordre chronologique et permettent de suivre le peintre tout au long de ses 40 ans de carrière. L’exposition présente en premier lieu ses peintures réalistes des années 30 : des paysages urbains, des scènes d’intérieur et des portraits. Elles nous parlent de la découverte de la terre promise de Markuss Rotkovičs, qui, à l’âge de 10 ans avait fui l’Empire russe (la Lettonie actuelle) et les persécutions juives pour rejoindre son père et ses grands frères et sœurs en Oregon. Après la perte de son père, et un début d’études à l’université de Yale qu’il n’apprécie pas tellement pour son coté élitiste, c’est à l’âge de 20 ans qu’il trouve sa voie : il commence sa carrière d’artiste, s’insérant dans l’atmosphère artistique fertile de New York.

L’exposition nous invite ensuite à le retrouver dans les mythes tels que celui de Tiresias qui l’a longtemps obsédé et dont il a peint plusieurs tableaux. Affecté par les persécutions de son enfance, et surtout par l’actualité du fascisme et du nazisme, l’artiste se sert de la mythologie grecque pour commenter les faits historiques de son temps. De manière significative, il choisit le thème de Tirésias, ce devin aveugle de Thèbes qui garde toute la lucidité de son esprit après sa mort, aux enfers, le seul objet réel dans un monde où tout est sombre.

Après quelques toiles surréalistes, nous pénétrons dans l’ère de l’abstraction, avec la phase des « multiformes », puis l’ère dite « classique » de Rothko, avec ses toiles les plus connues, où de grandes formes rectangulaires aux couleurs fortes flottent sur la toile.

Avec leur choix méticuleux des œuvres, Christopher Rothko et sa sœur ont souhaité non seulement partager au public français une palette très complète des œuvres de l’artiste, mais aussi en démontrer la cohérence et l’unité. Car si le style de Rothko prend une direction décisive en 1946 lorsqu’il adopte l’art abstrait, l’intention du peintre est toujours la même : toucher le cœur du spectateur. Il cherche l’interaction. Et c’est sans doute pour cela que, peu à peu, il s’éloigne de la forme narrative, des éléments figuratifs pour attirer notre attention vers le monde intérieur, vers le monde métaphysique. « Rothko voulait, à proprement parler, se débarrasser de ces éléments picturaux et, par des moyens d’expression directs et pénétrants, s’adresser immédiatement à ce qui nous est le plus intime. Cela apparaît même dans ses tout premiers travaux figuratifs où souvent l’accent n’est pas mis sur les figures, où il n’y a aucune tentative de décrire de quel genre de personne il s’agit. L’accent est plutôt mis sur leur état, leur condition – le lieu où elles se trouvent physiquement et comment cela affecte leur situation émotionnelle. Il y a déjà là un type d’abstraction – et pas seulement dans les figures sommairement dessinées. Ce ne sont pas des gens que l’on pourrait connaitre. Il s’agit de représentations figuratives d’un sentiment, d’une « condition humaine » que la plupart d’entre nous reconnaitront, chacun à sa façon. » [1]Mark Rothko, l’intériorité à l’œuvre, Christopher Rothko, ed. Hazan, p.7-8

 

 

Rothko apparentait lui-même ses œuvres à l’art dramatique, un art centré sur l’être humain, fonctionnant « à la façon d’une scène où s’exposent les préoccupations des êtres humains et leurs dialogues, car l’art dramatique, contrairement au récit, implique l’interaction[2]Ibid., p.9 Devant ces toiles immenses, aux couleurs intenses, le spectateur est sollicité au plus profond de son être, il est provoqué. Et de fait, qui accepte de se laisser regarder par l’œuvre, ne reste jamais neutre : soit on adore, soit on déteste. Alors, on comprend aisément que « certains se sentent bien plus à l’aise face au ricanement cynique et enjoué de l’artiste pop ou au point de vue détaché des minimalistes. (…) Il s’agit de gens qui refusent que l’on suscite leurs émotions, qui rejettent en général toute expérience artistique susceptible de les toucher viscéralement. » [3]Ibid., p.12 Au contraire, celui qui est prêt à se laisser toucher fait une vraie expérience, comme s’il ouvrait une fenêtre, non vers le monde extérieur, mais vers son monde intérieur. « Ce sont des invitations non à sortir, mais à entrer en nous-mêmes. En un sens, ce sont des fenêtres qui ouvrent sur l’âme. » [4]Ibid., p.9

Des peintures noires, des peintures tristes ?

Rothko est connu pour ses grands tableaux sombres à la fin de sa vie, et notamment pour la chapelle de Houston, qu’il a orné de quatorze gigantesques panneaux muraux – mauves sombres. De nombreux commentateurs de l’œuvre de Rothko ont associé ces choix de tons, à sa fin tragique en 1970. En présentant ici plusieurs tableaux colorés, datant de la fin des années 60, Christopher Rothko et sa sœur expriment leur volonté de lutter contre cette pensée simpliste que les peintures dans les gris et noirs exprimaient la dépression qui l’a conduit au suicide. Cherchant à aller au plus intime du cœur de l’homme, toutes les peintures de Rothko – même les plus colorées – comportent un brin de tristesse, l’explique son fils. Car la joie vient lorsque quelque chose est donné, lorsqu’un manque est comblé, et la tristesse est là lorsqu’il nous manque quelque chose que l’on désire. Ainsi les deux sentiments s’appellent l’un l’autre et s’entremêlent, comme les couleurs se mêlent et se fondent les unes dans les autres sur les toiles de Rothko. Encore une fois, ces toiles, qu’elles soient de couleurs vives ou qu’elles soient sombres, sont une invitation à aller plus loin… soit se perdre dans le soi, soit élever son regard vers un Autre.

 

Vue d’installation de l’exposition Mark Rothko, galerie 10, niveau 2, salle Black and Gray, Giacometti © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023

 

Il s’agit donc d’une vraie expérience humaine à laquelle nous sommes invités en franchissant les portes de la Fondation Louis Vuitton : la rencontre avec des œuvres, et à travers elles, avec un homme qui a passé sa vie à chercher l’au-delà, et à inviter ses spectateurs à faire de même.

References

References
1 Mark Rothko, l’intériorité à l’œuvre, Christopher Rothko, ed. Hazan, p.7-8
2, 4 Ibid., p.9
3 Ibid., p.12

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