C’est l’histoire dense, émouvante et étonnante de la vie de Paul Takashi Nagai, de son enfance jusqu’au jour de l’explosion de la bombe atomique sur la ville de Nagasaki. Ce médecin japonais, sorti de l’ombre à la publication de son premier ouvrage Les cloches de Nagasaki, écrit ici son autobiographie en suivant la tradition littéraire japonaise, à la troisième personne du singulier et en s’attribuant un pseudonyme. Ce choix donne à l’ouvrage une tonalité toute particulière :
« Il veut raconter sa propre vie avec l’émerveillement et la gratitude de celui qui admire quelque chose de grand et de beau, en l’occurrence, la trame des évènements de sa vie qui ne sont, cependant, pas seulement les siens, mais proclament l’œuvre d’un Autre [1]Ce qui ne peut mourir, p 22, Gabriele Di Comite, introduction, éd. Chora, Milan, 2024 ».
Le lecteur y suit Takashi pas à pas et entre peu à peu dans sa quête de vérité et dans son regard : avec lui, il découvre la vie des chrétiens du Japon et s’émerveille de leur foi – Takashi avait en effet décidé de s’installer dans le village d’Urakami pour découvrir la religion des chrétiens, en vivant parmi eux – ; il le suit ensuite durant ses études ; au service militaire, moment charnière de sa conversion au christianisme ; lors de son mariage avec Midori puis sur le front en Mandchourie ; lors de ses terribles cris d’asthme, puis de la seconde guerre sino-Japonaise, lors de ses recherches scientifiques fruit d’un travail méticuleux, passionné, et acharné, pourtant stoppé net par la terrible explosion de la bombe de Nagasaki, qui lui fera tout perdre, à commencer par son épouse :
« Ce qui devait périr avait péri. Ce qui devait mourir était mort. Le fruit de tout ce que Ryūkichi avait construit et accompli au fil des ans était réduit à un tas de cendres, car tout cela était, par nature, destiné à mourir. […]
Toute une vie pour de la cendre ! Il ne pouvait pas supporter une vie qui n’ait pas de sens ! Il devait trouver ce qui ne périt pas. Il devait s’accrocher à ce qui ne peut mourir. Le temps passe, l’espace s’évanouit, les êtres vivants meurent, mais nous devons vivre de manière que perdure ce qui ne périt pas, ce qui ne peut mourir [2]Ce qui ne peut mourir, p 339, éd. Chora, Milan, 2024 .
C’est à la lumière de cette quête que Takashi relira sa vie et écrira son autobiographie.
Sans doute est-ce pour cela qu’on y perçoit deux notes très spécifiques : d’abord, une conscience aiguë que sa vie est conduite par un Autre, qu’elle n’est pas le simple fruit du hasard et de la succession des évènements et qu’elle a un sens. A chaque moment important de la vie de Takashi, ses plans, prometteurs, semblent contrecarrés par les évènements : jeune diplômé promis à un avenir brillant, il contracte une otite qui le rend incapable de devenir médecin généraliste, c’est alors qu’il se dirige vers la radiologie ; puis la guerre de Mandchourie interrompt son projet de mariage et de constitution d’une famille ; ensuite, alors qu’il devient un éminent radiologue, une injection administrée imprudemment manque de la faire mourir et le laisse asthmatique à vie, puis la guerre l’éloigne de nouveau de sa famille et de ses recherches ; enfin il lui est découvert une leucémie, puis c’est l’explosion de la bombe atomique. Autant d’évènements qui ne font qu’accroître sa quête de sens, et sa découverte progressive que sa vie est conduite selon un dessein particulier, d’acceptation en acceptation, d’offrande en offrande.
La seconde note est celle de la gratuité et de la tendresse. Le livre est parsemé de gestes lumineux, au sein même des évènements les plus absurdes comme la guerre, gestes qui ne peuvent être que le reflet de « ce qui ne peut mourir ». Takashi raconte avec beaucoup de reconnaissance comment ses compagnons de guerre voyant qu’il ne pouvait pas mâcher, trouvent pour lui du miel au péril de leur vie, ou lui apportent du porridge, au sein même de la bataille. Lui-même porte sur ses compagnons un regard plein de gratuité et d’admiration, souvent étonné, parfois plein d’humour. Il est même capable de s’émerveiller du sourire d’un soldat ennemi :
« D’où vient ce jeune homme à l’air si honnête ? Que faisait-il pour vivre ? Et comment s’appelle-t-il ? Et maintenant, nous nous trouvons ici à partager un pamplemousse. Mais pourquoi, il y a quelques instants seulement, cet homme et moi nous battions-nous pour nous tuer ? Que devrais-je donc haïr chez cet inconnu ? […]
Le pamplemousse était délicieux. Il avait la saveur d’une fontaine de vie, avec l’arôme de son jus qui enivrait la gorge. Le soldat leva les yeux. C’était le visage d’un beau jeune homme. Ryūkichi sourit, et cet homme sourit aussi. Jamais il n’avait vu un sourire exprimant un amour aussi profond [3]Ce qui ne peut mourir, p 241, éd. Chora, Milan, 2024 ».
Mais au fond, c’est peut-être l’attitude de sa femme, Midori, qui lui révèle le plus le goût de « ce qui ne peut mourir », ce parfum de l’éternité, à travers l’offrande de sa vie. Si Takashi parle assez peu de sa femme, il confesse à la fin de l’ouvrage l’importance de cette dernière pour sa vie et sa vocation :
« Face au petit tas des os de Midori, carbonisés et recouverts par les cendres de leur maison, et à la chaîne de son chapelet dont les grains semblent avoir disparu sous la terre comme les semences d’une vie fidèle et de prière constante, Nagai réalise que tout ce qui, dans sa vie, l’a conduit à l’accomplissement, au don, à la fécondité dans la foi, dans le travail, la recherche scientifique, l’amitié, tout ce qui l’a protégé, sauvé des dizaines de fois d’une mort certaine, était une grâce que la prière et l’amour d’une femme silencieuse et discrète obtenaient pour lui. Si sa vie atteignait maintenant le point culminant de l’offrande, du sacrifice, c’était parce que Midori avait accueilli et vécu cette offrande depuis toujours, et spécialement pour lui. Midori est, pour Nagai, la femme qui se tient sous la croix et permet au Christ, avec la liberté de son consentement, de sauver le monde [4]Ce qui ne peut mourir, p 10, préface, Dom Mauro LEPORI, éd. Chora, Milan, 2024 ».
Takashi reconnaît dans l’immolation de la ville de Nagasaki, qui met fin à la seconde guerre mondiale, le sacrifice de l’Agneau innocent qui sauve le monde, et il passe les dernières années de sa vie, alité, à rendre témoignage à cette réalité : l’amour qui vainc sur le mal. « Ce qui ne peut mourir » a raison de la mort. En signe de cette réalité, il offre ses revenus d’écrivain pour faire planter mille cerisiers à Urakami afin que, le champ atomique se transforme en une colline fleurie au printemps.
References