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Pour la reconstruction de la vie quotidienne

« Oh, non ! » D’un geste brusque, l’assiette lui échappe des mains. L’assiette tombe, se brisant en mille morceaux sur le sol. Le bruit sec et sourd de la poterie écrasée emplit la pièce, suivi du silence. Quelle tristesse ! Bien que la vaisselle soit un objet usuel, elle se transmet de mère en fille, comme un bijou, car on ne la jette pas. Mais si elle se casse, personne ne la répare. D’un point de vue rationnel, une assiette est un objet quelconque qui se casse. Elle n’est pas différente du stylo sur le bureau qui laisse échapper de l’encre, du parapluie dont le bâton tordu l’empêche de s’ouvrir ou de l’ampoule dont le verre a volé en éclats. Cette assiette, cependant, est différente : elle parle des vies qui m’ont précédé, qui me l’ont transmise, de toutes les fois où elle a été lavée avec amour, de tous les déjeuners qu’elle a servis, des fêtes, des conversations qu’elle a écoutées pendant qu’elle était séchée. Aujourd’hui, elle gît là, sur le sol, et, brisée, silencieusement, elle nous parle de la fragilité des objets matériels et, symboliquement, de l’existence elle-même.

 

 

Antoni Gaudí, avec ses œuvres, colore la ville de Barcelone, la transformant en un chant à la vie. Leurs teintes vives, combinées à des nuances inattendues, scintillent avec la lumière de la Méditerranée qui se répand dans l’espace. Les bancs monumentaux du parc Güell transforment une montagne autrement désolée en un belvédère multicolore sur la ville ; la façade irisée de la Casa Batlló rappelle à certains les vagues de la mer, à d’autres l’histoire mythologique d’un dragon ou un hymne à la nature dans son ensemble ; les cheminées de la Casa Milá utilisent le blanc comme couleur et rappellent les guerriers de l’espace, tandis que les épis des douze tours périmétriques de la Sagrada Família représentent les attributs épiscopaux avec les couleurs du feu, comme dans une Pentecôte perpétuelle.

 

 

L’art de Gaudí était un art personnel qui, outre l’esthétique, introduisait une innovation technique qui devint immédiatement l’emblème de la ville : le trencadís, une mosaïque caractérisée par l’utilisation de fragments de céramique, de verre ou de pierre, ainsi que d’objets de formes et de couleurs différentes. Il s’agit d’une composition au caractère brutal. La taille des pièces, plus grande que la taille traditionnelle, confère aux œuvres une esthétique caractéristique, un aspect organique et dynamique. En effet, contrairement à la mosaïque, qui ne peut être utilisée que sur des surfaces planes, les trencadís de Gaudí peuvent recouvrir des surfaces courbes, soulignant ainsi le dynamisme de l’architecture.

 

 

Il est clair que la mosaïque faite de petites tesselles est un art très ancien, qui nous rappelle Pompéi ou Ravenne. Dans ces mosaïques, toutes les tesselles étaient uniformes et cherchaient à créer l’illusion optique de l’uniformité et de la continuité de l’ensemble. La mosaïque est ainsi devenue la possibilité de couvrir de grandes surfaces planes, décorées de motifs épiques, religieux ou simplement décoratifs. Figures géométriques, images figuratives, scènes naturelles ou abstraites, destinées à attirer le regard ou à se fondre harmonieusement dans l’environnement. Les couleurs et les nuances vont de tons vifs et contrastés à des tons plus doux et harmonieux. Ils sont en mosaïque car c’est ainsi qu’ils auraient traversé le temps. Un art, celui de la mosaïque, qui, au-delà des images qu’il est capable de représenter, parle du désir d’éternité qui habite le cœur humain et qui est, en même temps, à l’origine des crises existentielles face au caractère éphémère de la vie et de l’espérance.

 

 

Avec les trencadís, Gaudí ne représente pas des thèmes héroïques ou sacrés. Avec son art des carreaux de céramique irréguliers aux couleurs vives, il invite plutôt à une expérience. Par exemple, celle de s’asseoir sur le long banc du parc Güell et d’admirer la mer qui scintille à l’horizon. En s’approchant, on découvre que les carreaux de céramique cachent des fragments de tuiles de maisons disparues, de la vaisselle cassée et des morceaux de terre cuite moulés à la main. Sur le toit de la maison du gardien, nous apercevons des tasses à café, elles aussi brisées. Nous passons au Passeig de Gràcia : sur le toit de la Casa Batlló, dans ce qui ressemble à l’échine d’un dragon, des faitouts en terre cuite sont incrustés, coupés en deux.

 

 

À la Colonia Güell, tout près de Barcelone, dans les vitraux de la crypte, dont Gaudí est l’auteur, on reconnaît que la lumière du soleil est traversée par les fonds de bouteilles cassées dont les couleurs révèlent qu’elles ont contenu des liquides médicinaux. L’imparfait semble être le mot d’ordre.

À deux kilomètres de la colonie industrielle promue par le grand patron de Gaudí, il y a un asile. Les photographies de l’époque témoignent d’une beauté insoupçonnée pour un hôpital psychiatrique de la fin du XIXe siècle. Les vastes espaces extérieurs de l’hôpital semblent comporter des jardins luxuriants et de grandes places avec des bancs en pierre recouverts d’émail coloré. On dirait une répétition générale du Park Güell. Toutes les photographies d’époque montrent ces objets recouverts de mosaïques colorées, riches en formes évocatrices. Comment et qui est à l’origine de ces espaces extraordinaires construits à partir de déchets peut être déduit d’un fait historique : à la suite d’une infiltration d’eau survenue dans l’asile à la fin du XIXe siècle, les patients ont été transférés à la Colonia Güell, où Gaudí travaillait. À partir de ce moment-là, l’asile a commencé à se remplir de formes fantastiques, œuvres créées par des patients travaillant comme apprentis maçons. Nous n’avons aucune trace du responsable de ces travaux : la charité n’aime pas laisser de traces. Cependant, dans ces œuvres cachées dans un univers parallèle, grâce à la simplicité avec laquelle elles ont été réalisées, se trouve la clé qui nous introduit dans un monde magnifique fait de morceaux cassés. Des carreaux irréguliers sont assemblés jusqu’à reproduire un cercle avec une croix à l’intérieur, comme si les bancs destinés aux malades mentaux de l’hôpital étaient des autels.

 

 

Dans ce royaume des vies brisées, où l’on assemble des morceaux de poterie, on se rend compte que ces morceaux ne sont que des fragments de vaisselle cassée, peut-être des trophées de familles disparues ou de vies brisées. Les fonds des flacons, autrefois contenants de médicaments, racontent silencieusement les peines affrontées, les batailles perdues ou les victoires sur la maladie. Mais dans ce processus de renaissance, où des objets détruits retrouvent une nouvelle vie grâce aux trencadis, une profonde leçon se dégage : même la douleur, conçue dans le cadre d’un projet plus vaste, peut acquérir un sens. Dans les mains de Gaudí, les fragments ne sont pas des rebuts, mais des éléments essentiels pour construire une beauté qui ne nie pas la souffrance, mais la rachète, la transformant en un mode de vie où chaque pièce cassée trouve sa place dans une mosaïque qu’un autre a conçue.

 

 

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