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Gaudi et le « temple expiatoire » vécu avec les enfants

Depuis l’entrée de Antonio Gaudí comme architecte, le projet de la Sagrada Familia a triplé en hauteur et en volume et, depuis qu’il s’y est dédié de façon exclusive, la Sagrada Familia a évolué dans un crescendo de solutions toujours nouvelles, qui continuent de ravir les milliers de visiteurs venus du monde entier. Antoni Gaudí a très peu écrit, mais nous savons beaucoup de choses sur sa personnalité et sa pensée : en effet, les personnes qui l’ont côtoyé, qui ont travaillé avec lui ou qui furent ses amis, ont ressenti l’importance de noter ce qu’il disait, et en particulier ce qui concernait la construction du Temple Expiatoire de la Sagrada Familia. C’est ainsi une construction qui n’est pas encore terminée, mais qui est largement documentée dans les livres de ses disciples jusqu’à aujourd’hui.

 

 

Ce que tout le monde ne sait peut-être pas, c’est que Gaudí avait un secrétaire personnel, Joan Martí Matlleu. Ce dernier était professeur d’université et journaliste; il a occupé de nombreux postes dans diverses associations et revues. Il enseignait la littérature et la sténographie. Son travail à la Sagrada Familia était certainement à temps partiel, même s’il en parlait comme de sa vocation. Un travail documenté par 109 pages de différents styles : correspondance, relations avec la presse et communications diverses. À cette documentation s’ajoutent les notes des visites, qui enregistrent à la fois le profil des visiteurs et ce qui leur a été expliqué sur la Sagrada Familia, point par point. Ce travail de secrétariat, ainsi que les textes de ses collaborateurs, ont fait l’objet d’une étude qui a donné lieu à une thèse de doctorat, thèse qui vient d’être achevée par celle qui écrit cet article.

À partir de 1914, le chantier de la Sagrada Familia passe d’une occupation exclusivement ouvrière à un accueil permanent de nombreux visiteurs. L’image du chantier change. Les personnes qui y travaillent passent du statut d’ouvrier à celui de demiourgos, mot grec qui renvoie à l’idée d’appartenance au peuple et d’énergie créatrice pour définir l’artisan. Les images de la façade de la Nativité, qui collent à la rétine d’un observateur de l’époque, rappellent une peinture gothique par le fait que dans les deux cas, des masses de personnes – dans le cas de la Sagrada Familia, des personnes vivantes – se rassemblent, représentant la multitude apocalyptique.

Au fil des ans, alors que sa notoriété grandit en même temps que les critiques, Gaudí consacre de moins en moins de temps aux visites officielles. En revanche, il augmente de manière significative et exponentielle le temps qu’il consacre aux visites dédiées à des groupes de personnes ordinaires, et aux visites d’enfants.

Gaudí lui-même explique son choix : il a décidé de consacrer son temps à l’accompagnement des personnes qu’il considérait, selon sa terminologie, comme étant à l’intérieur de l’œuvre et non à l’extérieur. Par à l’intérieur, il entendait les personnes capables de comprendre comment la Sagrada Familia était construite, et par à l’extérieur, celles qui partaient de positions ou de théories autoréférentielles ou de théorisations abstraites, dépourvus d’esprit de simplicité.

Le critère est très clair et est également appliqué littéralement : certaines visites avaient lieu en se tenant près du mur extérieur, d’où il était encore possible de voir l’œuvre. Ceux qui se trouvaient à l’intérieur disposaient du temps nécessaire pour discuter et visiter les espaces liés à l’œuvre. C’est peut-être pour cette raison que l’on n’a pas trouvé de traces de visites d’architectes contemporains de Gaudí, bien que l’on en trouve des visites documentées pour d’autres de ses œuvres. Les visites les plus nombreuses sont celles de groupes d’écoliers et d’enfants, sans distinction de classes sociales. Gaudí privilégie les visites d’enfants: il les prépare dans les moindres détails, avec des contenus liés à l’art et à la science, en les alternant avec des récréations et des goûters.

 

 

L’importance de ces visites est attestée par la lettre que le nonce apostolique Ragonesi apporte à Benoît XV, après avoir visité le temple expiatoire catalan en 1915. Elle adresse une seule demande au pape : bénir les enfants de la Sagrada Familia. Ces visites, inhabituelles pour un chantier, en modifient également l’aspect : Gaudí modifie la taille des échafaudages pour que les enfants puissent y marcher en toute sécurité, et met à leur disposition des sièges tout au long du parcours, pour qu’ils puissent écouter les explications et se reposer. Gaudí lui-même accompagne les enfants. Bien qu’il les reçoive sur le chantier d’une église en construction, il leur explique qu’il ne s’agit pas d’une église neuve. Gaudí leur a expliqué que les choses nouvelles sont des choses anciennes, et que l’œuvre n’était pas la sienne, mais celle des générations à venir, donc d’eux-mêmes, les enfants qui l’écoutaient.

Gaudí poursuivait son explication en disant : « puisque la construction d’une église a des lignes directrices invariables, l’architecte, qui appartiendra à l’Église catholique et qui l’aimera, saura les suivre ». Sur l’esplanade, où devait être construite la nef, Gaudi commençait par faire faire aux enfants le signe de croix et leur disait, en s’aidant également des points de repère du terrain délimitant le plan, que l’église, une fois construite, aurait la forme d’une croix, comme la croix qu’ils avaient faite sur leur corps ; l’explication créant ainsi un parallélisme entre leur corps et l’église en construction.

L’exposition se poursuivait par l’installation verticale d’une croix sur le sol, expliquant que la tour centrale se terminerait par une croix : la croix était donc la forme du plan sur terre et le bout de la plus haute partie au ciel. Gaudí expliquait que le signe de croix bénissait le temple et faisait partie du rite de dédicace qui serait célébré lorsque l’église serait achevée. À ce moment-là, il emmenait les enfants voir le projet sur papier. Il leur disait que la construction du temple était la porte du ciel, et que la nef, sa forme et la tour de cent soixante-dix mètres représentaient sa haute aspiration, c’est-à-dire son être tendu vers le ciel.

Les enfants ont ainsi assimilé la Sagrada Familia comme une possibilité d’unifier leur vie. Les petits visiteurs n’étaient plus dans leur propre monde, mais participaient à la vie de la Sagrada Familia : être les continuateurs de l’œuvre, parce qu’ils possèderaient les connaissances nécessaires pour persévérer dans la construction.

Contrairement aux visites des adultes, les jeunes visiteurs ne laissaient pas d’aumône mais étaient invités à écrire de courts textes sur leur expérience. Ainsi, les enfants, qui sont normalement une partie silencieuse de la société, sont devenus des témoins privilégiés de la Sagrada Familia. La pureté de l’enfance et la joie d’être ensemble sont l’image vivante de la transparence du paradis. Sur la façade de la Nativité, cette relation avec l’enfance s’inscrit d’abord à travers les statues, encore en plâtre, qui représentent les anges enfants.

Après avoir visité la Sagrada Familia, un enfant a écrit : « De toutes les choses que j’ai vues, qu’est-ce que je pourrais dire ? Tout est très beau et très grand. Et je me suis senti trop petit pour décrire sa beauté et sa grandeur ».