Bien qu’au Chili, terre apocalyptique par excellence, le décalage horaire aurait pu étayer un mot d’excuse pour ce retard fâcheux, nous n’avons observé aucune pluie de météorites s’emparant soudainement du ciel. Non, à moins d’une distraction cosmique qui aurait pu nous rendre insensible à un tel événement, rien ne s’est produit. Pour seules secousses, les passages réguliers du bus dans notre petite rue.
Pourtant, ce fut un jour de confins. D’ultime combat. A Valparaiso, des volontaires ont veillé toute l’après-midi une femme, Ida, sans doute dans ses derniers instants de luttes contre un cancer à l’estomac. Le ciel était pur, le vent soufflait passablement dans ce quartier aux façades hâlées par le soleil océanique. Mais le combat était à l’intérieur. Ce furent des paroles terribles qui nous rappelèrent qu’une vie qui s’éteint c’est aussi la fin du monde : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ! » La fin d’un monde et, dans l’espérance, le début d’un autre.
Même si la perspective apocalyptique n’est pas sans fondement – et sur ce point les scientifiques s’accordent aux théologiens – nous pouvons cependant nous demander si de telles annonces ne se font pas l’écho de notre frénétique inclination à fuir la réalité. C’est pourquoi, après tant de bruit inutile, il ne sera pas vain de revenir au silence, de reprendre la mesure du drame qui se joue à chaque instant du monde.
Dans un essai intitulé Sur l'amour, la souffrance et le nouveau millénaire Raúl Zurita, poète chilien qui, malgré son agnosticisme, est souvent visité par un sentiment d’imminence cosmique, écrivait :
« Si on reste en silence, on peut entendre le son de sa propre respiration, si on reste davantage en silence, on peut encore entendre jusqu’aux battements de son cœur. Mais si on écoute bien ce battement, on découvre qu'il répète un "oui". C'est un "oui-oui-oui-oui-oui". A chaque seconde de la vie nous choisissons de vivre. Et cela est dramatique et réel parce qu'il y a des êtres dans le monde qui disent "non", et s’expulsent de la vie. Ils choisissent de ne pas vivre.
L'état de souffrance nous fait entendre ce "oui". La douleur est le mégaphone qui fait que nous entendons cette affirmation dans toute sa puissance, et c'est ainsi parce que lorsque l'on souffre, la possibilité de dire "non" se fait plus présente dans tout son vertige libérateur et sa puissance. L'homme heureux n’entend pas son "oui", parce que la vie est au-dessus de lui, absolue. Celui qui souffre doit lutter pour sa vie, la choisir à chaque instant de sa souffrance.
Ce "oui" permanent que nous donnons est aussi le "oui" de l'univers qui nous répond, le "oui" de toutes les choses qui nous parlent et nous regardent. L'amour surgit de la confrontation de ce "oui" avec la possibilité du néant, du "non".
C'est pourquoi, cela, auquel certains donnent le nom de Dieu, se sent plus proche des lieux où il s'est passé des désastres, dans les camps de réfugiés, par exemple, ou dans les terres désolées par la sécheresse que dans les lieux où, en apparence, règne la joie. Dieu s'entend plus fort dans une famine d'Afrique que dans un restaurant de New York. La douleur est le haut-parleur pour nous rendre plus humains, plus tolérants, plus conscients du miracle et de l'amour de l'existence.
(…)
Dans la croyance chrétienne, la résurrection est quelque chose qui a lieu à la fin des temps. Mais chaque instant de la vie est aussi la fin des temps. Si je dis "non" c'est la fin de tout. Pour cela, à chaque instant, les morts ressuscitent et parlent de nouveau à travers nous. Tout ce que nous voyons est la présence de la mort glorifiée par notre assentiment. Chaque fois que nous disons "oui", c'est une fête de tout le cosmos. Les vagues résonnent alors de toutes leurs forces et le désert s'ouvre à l'amplitude de ses couleurs infinies, de ses tons, de ses profondeurs. »
Merci Denis, pour nous transmettre tant d'esperance à partir de ce texte de Zurita. Effectivement : Si je dis "non" c'est la fin de tout… Mais si je dis " "oui", c'est une fête de tout le cosmos.!!!
Vive le Chili Vive Noël!
Gracias Denis!
Navidad es también un gran momento de Silencio en la Historia…
Es el gran "sí", la gran Fiesta!
Notre grande amie Madame Ida, dont il est question dans l'article est décédée hier matin à 8h00 du matin, alors que nous commencions la messe au Points-Coeur. Pour avoir passé du temps auprès d'elle en ses derniers instants, nous avons tous été impressionnés par la grande foi avec laquelle elle a vécu ces moments d'intense souffrance. A plusieurs reprises, nous avons eu l'impression d'être face au Christ lui-même. Nous rendons grâce d'avoir pu la connaître, tout aussi bien, qu'elle ai pu se réconcilier avec sa fille juste avant de partir. C'est sans doute cela qu'elle attendait, suspendue depuis tant de temps entre la vie et la mort. Que Dieu reçoive son "oui", dans son amour éternel.
Voici un extrait de la dernière lettre de Simon D. (18/12/2012) Volontaire au Points-Coeur de Valparaiso :
"Dans cette lettre, j’aimerais vous présenter une très grande amie : la Señora Ida.
Je connais la Señora Ida depuis que je suis arrivé. Je me souviens bien de la première fois où je l’ai rencontrée. C’était avec Manon dans ma première semaine de mission. Elle ne vit pas très loin du Point-Cœur, Manon avait donc souhaité me la présenter. Après avoir appellé quelque temps à sa porte, elle était sortie. Mais déjà elle ne se sentait pas bien, elle souffrait particulièrement ce jour-là de ses différentes maladies et nous a demandé de prier pour elle et de revenir un autre jour car elle ne se sentait pas de nous accueillir. Cette première rencontre m’avait marqué. La Señora Ida est une toute petite (1 m 40 tout au plus) abuelita (grand-mère) de soixante-treize ans. Ce qui peut surprendre au début, c’est sa voix. C’est plus ou moins la même que «Spidi Gonsalez. Notre grande amie est aussi gravement atteinte d’un cancer à l’estomac, déclaré il y a déjà très longtemps et qui s’est généralisé petit à petit. Elle souffre également d’un fort diabète et a souvent de grandes douleurs au bras causées par une éternelle hernie. Elle mange très peu et a une diète très stricte. Parfois elle passe des jours sans pouvoir manger ou boire sous peine de devoir tout rejeter. La Señora Ida était une femme dure, je crois. Elle est connue dans tout le quartier pour son caractère fort. Mais avec le temps, accompagnée par nos visites régulières, par notre amitié et suite un jour à une confession qui l’a bouleversée, la Señora Ida a changé petit à petit. Pour moi, c’est une des personnes les plus importante dans ce quartier, dont je ressens le plus l’amitié. Pour moi, c’est quelqu’un qui m’enseigne énormément, dont la foi me touche et me bouleverse complètement. Pour moi, c’est une des saintes inconnues des Béatitudes, avec un cœur simple, un cœur pauvre, un petit cœur d’enfant.
Nous allons la voir chaque semaine, je pense, pour au moins prier le chapelet avec elle. Depuis déjà plusieurs mois, la Señora Ida ne peut plus bouger, elle doit rester dans son lit toute la journée car elle n’a plus la force de marcher. Son fils l’a retrouvée sur le sol, il y a quelque temps, elle voulait seulement se déplacer jusqu’aux toilettes. Elle souffre aussi beaucoup pour sa famille, pour son fils Marcelo qui boit et qui touche à la drogue, pour sa fille avec qui elle a eu des conflits importants qui n’en finissent pas et qui est également atteinte d’un cancer. Personne ne voulait s’expliquer ou se demander pardon. Elle prie aussi beaucoup pour son petit-fils qui est en prison depuis déjà plusieurs années. Elle a une photo de lui déposer sur sa Bible qui ne quitte jamais sa table de nuit. Elle vit dans une petite maisonnette simple, avec très peu de choses matérielles. Sa chambre est partagée entre tous les médicaments et instruments possibles et imaginables en relation avec sa santé et son autel où il y a plusieurs images de la Vierge, de Jésus, avec toujours de belles fleurs qu’elle prend la peine de changer régulièrement. Un petit verre rempli d’eau de Lourdes dont j’aime me servir pour lui faire une petite croix sur le front est aussi présent sur l’étagère. Au-dessus de son lit, quelques chapelets, quelques photos de ses petits fils. Depuis qu’elle connaît Points-Cœur, elle a récupéré toutes les petites cartes d’adieu que donnent les volontaires quand ils s’en vont pour les accrocher sur son mur. Je trouve cela beau car elle ne fait pas que les accrocher, je pense qu’elle prie, qu’elle les regarde. Elle demande aussi assez souvent des nouvelles des anciens volontaires. Je peux rendre grâce à Dieu et contempler la beauté d’une amitié comme celle que nous avons avec la Señora Ida.
Je l’aime beaucoup aussi parce que je sens justement que ce n’est pas dur de l’aimer et parce que je sens que depuis le début nous avons tous les deux une amitié donnée. Un jour lors d’une visite, à un moment où personne n’écoutait, elle m’a regardé avec complicité et m’a dit : “tu sais, j’aime énormément le Point-Cœur et tous les volontaires mais je ne sais pas, avec toi c’est un peu différent, il y a quelque chose de plus, de particulier. Tu es comme mon petit-fils, je t’aime plus encore.” Je n’avais pas grand-chose à répondre à part un grand sourire. Je sens vraiment que cette amitié me fut offerte par Dieu plus spécialement. C’est vrai qu’elle aime le Point-Cœur. Elle venait de temps en temps à la maison quand cela faisait un moment que nous n’allions pas la voir. Elle venait à 15 h 00, pour l’heure du chapelet, puis elle restait un moment à prendre un thé. Elle vient toujours aux événements du Point-Cœur (messe de départ des volontaires, bénédiction de la nouvelle maison, etc.).
Je suis aussi souvent touché par sa façon de porter sa croix et sa souffrance. Elle ne nie pas ses douleurs, souvent elle nous en parle. Mais elle finit ou commence toujours par quelque chose de beau, de positif : “Quelle joie aussi grande de vous voir !”, “ De toute façon je ne peux que remercier Dieu pour la vie qu’Il m’a donnée et qu’Il me donne, pour votre présence aujourd’hui qui est la plus grande grâce de ma journée.”, “Je veux rendre grâce pour ma petite-fille qui vient de naître, pour sa santé. Je veux rendre grâce parce que je ne suis pas si mal, parce que vous êtes venu me voir.”, “Je suis heureuse parce que je sais que la petite Vierge Marie m’accompagne, je sais qu’elle m’écoute.”, “Vous m’avez fait tellement de bien, vous m’avez fait tellement de bien.”, “Je ne demande rien de plus à Dieu et à la Vierge, qu’ils continuent à m’accompagner, à accompagner ma petite-fille et mon fils Marcelo. Il faut que vous priiez pour mon fils.”, “Je suis heureuse parce que Dieu m’a donné la plus grande grâce, parce que dans cette maison, une messe fut célébrée avec vous et le père Denis, tu te souviens ?” La visite que j’ai eue dans sa maison avec ma maman fut très belle aussi. Nous étions en train de prier le chapelet et elle avait décidé de prier la première dizaine sans donner d’intention. À la fin, elle nous a regardés dans les yeux et nous a dit : “cette dizaine, je l’ai priée pour vous de tout mon cœur. Pour que votre passage au Chili soit beau, pour que vous ayez un bon retour, pour que vous soyez heureux tous les deux”.
À chaque visite, je crois qu’elle ne reste pas sur sa souffrance mais que réellement elle “assume” ou vit sa souffrance avec toute sa dignité. Elle a une foi qui ne l’aide pas seulement à porter sa croix mais j’ai l’impression qu’elle transporte tout le Golgotha sur ses épaules. Qui sait le nombre d’âmes qu’elle a pu sauver.
Depuis quelques jours ou quelques semaines, la santé de la Señora Ida s’est brusquement aggravée. Son visage change presque chaque jour. Elle passe de moments d’agonie et de grande faiblesse avec de grandes pertes de conscience à des moments de grande lucidité, de grande conscience sur son état de santé et son entourage. C’est une période forte pour notre communauté. Nous l’accompagnons beaucoup, nous allons la voir presque tous les jours parfois plusieurs heures. Il y a une semaine, elle n’allait pas bien du tout et le père Denis lui à donné le sacrement de la réconciliation, le sacrement des malades et le sacrement de l’eucharistie. Ce fut un moment fort pour moi et j’étais triste. Mais ce qui m’a beaucoup surpris, c’est que Dieu s’est fait consolateur pour moi de manière très claire. Je suis sortie de sa chambre après un bon moment et je n’allais pas très bien. Dehors, je croise un groupe d’amis de la même rue que la Señora Ida. Il y avait quelques enfants. Ils me demandent où j’étais allé. Ils connaissaient l’état de santé de la Señora Ida. Après avoir répondu très simplement en trois mots, ce fut incroyable, une enfant que je ne connaissais pas est venue vers moi et ma prise dans ses bras, a posé sa tête tout contre mes jambes. Elle est restée comme ça avec les yeux fermés quelques instants, puis elle est partie comme elle est venue pour retourner aux jeux infinis des enfants dont la rue est l’amie et le terrain des jouets. Ce fut pour moi tellement inattendu et d’une consolation tellement grande. Ce sont des après-midi comme celle-la qui ne s’oublient jamais.
Depuis, sa fille est venue la voir plusieurs fois. Je ne vous cache pas que la rencontre que j’ai eue avec elle et Armando fut une des plus fortes de ma mission. L’amour et la souffrance sont si proches parfois. Après tant d’années, elles se sont pardonnées et sa fille Jessica souhaite réellement retrouver de bonnes relations pour les derniers jours de vie de sa maman. Il y a quelque chose d’incroyable dans cette maison. Comme dit Sofia, nous sommes confrontés constamment à un mystère tellement grand."