de Bruno Blaise 30 août 2013
Temps de lecture 6 mn
Ce livre reprend Toute une vie publié en 2004 : superbe témoignage d’une vie d’exception, message d’espérance malgré les nombreuses épreuves vécues en affrontant avec courage et dignité le nazisme, le communisme, la décolonisation et la prison. Excellente analyse des guerres d’Indochine et d’Algérie et de la colonisation et superbe leçon de vie. En voici quelques perles :
"(…) Le sens de notre condition humaine me hante. À 19 ans, je suis entré dans la résistance. Parce qu'un chef de réseau a cru en moi, j'ai été projeté dans l'aventure de la clandestinité et le chagrin sans fond de la déportation. À 44 ans, je suis sorti de prison, sans papiers, sans droit de vote, sans carnet de chèques. Entre les deux, pendant ces 25 années d'une intensité sans pareille, j'ai été plongé dans l'histoire. Je me suis battu. Nous avons parfois gagné, souvent perdu."
"L'aventure (…) J'ai été comblé par l'existence. J'ai rencontré parmi les hommes que je commandais le pur héroïsme, celui qui transfigure la laideur de la guerre. J'ai parfois connu de grands hommes qui m'ont montré un visage médiocre. J'ai aimé et j'ai été aimé. Ces dernières années, la maladie et l'épreuve m'ont conduit à fréquenter les hôpitaux, infirmières, aides-soignantes, assistantes de vie, et j'ai pu mesurer une fois de plus que les femmes « portent la moitié du ciel » comme disent les Chinois. Les pages qui suivent témoignent de la puissante richesse de l'âme humaine et de ce que je dois aux miens.(…)
L'espérance ne m'a jamais quitté, même au comble de la souffrance. Une flamme fragile, minuscule, chancelante, mais si bouleversante dans la nuit humaine.
Je confie aux lecteurs ces raisons de vivre, qui furent trop souvent des raisons de souffrir, mais toujours des raisons d'espérer. C'est une grâce, la seule peut-être qui compte à 88 ans."
A 15 ans : "Je m’intéressais plus aux hommes qu’aux événements. J’aimais les destins fulgurants et tumultueux. J'étais attiré par les héros solitaires et chevaleresques qui donnaient leur vie pour autrui."
Son destin bascule en janvier 1941, lorsqu'il est mis en présence d'un résistant de la première heure, le colonel Arnould, par le supérieur du collège de Tivoli.
"J'ai vécu, au sein du réseau Jade-Amicol, ces instants muets durant lesquels on joue son sort à pile ou face, sur un regard."
Hélie de Saint Marc est jeté dans un camion à bestiaux vers Buchenwald en septembre 1943. Le camp accueillera jusqu'à 40 000 détenus en août 1944. Il remonte le moral des uns, chante avec les autres et affronte la déchéance physique avec cran. Le 9 avril, crachant le sang, Hélie de Saint Marc est conduit au mouroir du camp, que les SS évacuent en catastrophe. Les Américains arrivent à temps. Il a perdu connaissance, pèse 42 kilos pour 1,80 m. Il est l'un des 30 survivants d'un convoi de 1000 déportés.
"La coexistence de l'absurdité et de la mort a fait de la déportation le lieu de l'absolue vérité des êtres. Nous aurions pu nous haïr, nous sommes devenus aussitôt amis. Nous n'avions pas la force d'échanger de grandes phrases, juste un regard, les mots simples et bêtes du courage. Ces attentions de pauvres gens nous liaient bien plus que des semaines de confidences.
Dans le dépouillement d'un camp de concentration, j'ai fait une grande découverte : la lâcheté, l'égoïsme se trouvaient chez ceux où je m’attendais le moins à les trouver. En revanche, j'ai pu connaître la générosité, la noblesse, le courage là où, selon les critères de mon enfance, ils n'auraient pas dû exister. Cela change toutes les perspectives.
Les conditions extrêmes révèlent les profondeurs de chacun d'entre nous, où l'amour le plus insensé lutte à chaque instant avec la violence et le désir d'anéantissement d'autrui.
Dans ma chute, j'ai éprouvé la validité de quelques attitudes élémentaires : refuser la lâcheté, la délation, l'avilissement.
Chaque jour, chaque heure, il fallait extraire de soi un peu de vie pour perdurer.
J'ai eu la vie sauve dans le tunnel de Langenstein grâce à un détenu letton. Il était fort et effectuait une partie de mon travail ; il m’a donné de la nourriture, vraisemblablement volée. Cet homme et moi vivions dans la souffrance des moments d'amitié extraordinaire. Il m'a sauvé la vie pour rien, par pure gratuité.
La seule manière de résister à l'absurde, à la souffrance et à la peur était de tisser des liens avec les autres détenus. Un regard, un geste, un sourire et l'espoir revenait.
Je vivais deux vies parallèles. La vie de bagnard, et l'autre qui n'appartenait à personne, pas même à nos gardiens, la vie intérieure.
Je regarde aujourd'hui un SDF ou un ministre de la même manière. Seul l'homme m'intéresse.
Vivre, ce n'est pas exister à n'importe quel prix. Personne ne peut voler l’âme d'autrui si la victime n'y consent pas. La déportation m'a appris ce que pouvait être le sens d'une vie humaine : combattre pour sauvegarder ce filet d'esprit que nous recevons en naissant et que nous rendons en mourant.
En revenant parmi les vivants, j'ai dû vivre avec le silence. C'est la seule réponse que j'avais trouvée. Toutes les paroles du monde ne pèsent rien face à certains regards qui ont vu l'autre côté des choses."
Saint Marc est affecté au Maroc (par la Légion étrangère), en attendant un départ imminent pour l'Indochine.
Au Vietnam "Il y avait tant de beauté étalée, une telle richesse intérieure, un tel torrent d'émotions inconnues, tant d'odeurs et de lumières, que nous n'avons pas hésité à jeter notre peau dans la balance pour que le Vietnam échappe aux camps de rééducation, à la pensée automatique, à la censure, aux mausolées sinistres.
J'ai souvent relu cette phrase de Kipling : « Oh, l'ouest est l'ouest, l’est est l’est et jamais les extrêmes ne se rencontreront à moins que le ciel et la terre ne se soumettent immédiatement au jugement dernier. Mais il n'y a plus ni est, ni ouest, ni frontières, ni races, ni naissance lorsque deux hommes se tiennent face à face, même s'ils viennent des deux extrémités de la terre. » C'est exactement ce que nous ressentions pour nos adversaires.
Lacordaire a écrit, dans la vie de Saint-Dominique : « L'homme vaut ce que vaut un drame intérieur. » La guerre, c'est apprendre que l'ennemi est d'abord au fond de soi-même.
Donner sa vie pour plus grand que soi est l'accomplissement d'une vie humaine. Peut-être faut-il prendre les épreuves non comme quelque chose que la vie nous enlève, mais comme quelque chose que nous donnons.
Le courage du soldat est inséparable de celui des autres. Il fait partie d'une chaîne humaine et il n'y a pas de salut individuel.
On ne crée pas sa vie : on la reçoit et on la donne."
Puis, c'est l'Algérie. "La jungle, par sa démesure et sa violence, reste en moi comme la métaphore de la condition humaine : simples mortels avançant inexorablement vers leur fin, nous sommes à peine des insectes dans cet océan de sève. Le désert nous envoie un autre nécessité : habiter d'une présence la désolation de l'existence, entrer en relation avec tout ce qui est grand dans l'homme, guetter l'aube sous le globe étoilé de la nuit… Dans le désert, tout est tranchant, aigu, limpide. C'est un monde sans objets et sans plaisirs, où l'homme est rendu à lui-même.
Cette période la plus sombre de la guerre coïncide, comme en contrepoint, avec un grand bonheur personnel. J'avais rencontré chez des amis, une jeune fille de 23 ans, Manette. Dans une ville où les bombes éclataient au coin des rues, sa gaieté était une manière d'affronter le destin et de pratiquer le courage. Il s'agissait d'un choix et non d'une insouciance. Devant elle, je sentais renaître une certaine confiance.
Elle a su respecter mes sanctuaires. Je craignais de lui infliger des épreuves et elles n'ont pas manqué. Avec les années, son allant ne s'est jamais démenti.
Mon oui au général Challe était la dernière pièce d'une sorte de puzzle fait d'engagements. Un homme doit toujours garder en lui la capacité de s'opposer et de résister. Trop d'hommes agissent selon la direction du vent. J'aime la phrase de maître Eckhart : « Ce ne sont pas nos gestes qui nous sanctifient, mais c'est nous qui sanctifions nos gestes. » C'est là notre seule liberté.
De Montesquieu, cette phrase que je fais mienne : « Tout citoyen est obligé de mourir pour sa patrie, personne n'est obligé de mentir pour elle. »
Dans la tempête, il est plus facile d'être seul. Quand on y entraîne les siens, les choses deviennent obscures.
J'étais devenu un détenu criminel. Qui voulait rester mon ami ? J’ai rayé de nombreux noms, ceux d'hommes en qui j’avais confiance et qui oubliaient m'avoir connu. J'en ai ajouté quelques-uns, ceux des amis nouveaux qui se faisaient connaître et acceptaient ma nouvelle condition.
Le combat était fait d'une multitude d’actes souvent infimes. J'ai réalisé alors qu'il n'y a pas d’actes neutres dans une vie. Même les plus minces ont un poids. Il existe des actes de bassesse et des actes d'altitude. Rien n'est jamais acquis, jamais. La persévérance est une forme très haute de courage."
En sortant de prison : "Avec un travail et des amis, je repris peu à peu pied dans la vie des autres hommes. Mes quatre filles, par leur joie de vivre, leur désir d'apprendre, d'aimer et de rire ont su me redonner le goût des plaisirs simples, la saveur des rencontres et l'éblouissement devant la beauté du monde. D'une certaine manière, elles m'ont donné la vie à leur tour. Je voulais leur offrir une image heureuse de leur père.
Pour certaines émotions, il n'y a ni passé ni avenir, mais une sorte d'éternité.
Lorsqu'un ami mourait à nos côtés, nous pensions que la vie s'arrêtait net, comme un moteur d'avion qui cale en plein vol ou une plante que l'on arrache à la terre. En fait, une cruche se brisait : des larmes se répandaient sur le sol, dont je sais aujourd'hui qu'elles coulent encore à l'intérieur des enfants.
C'est la dernière responsabilité qui nous incombe : éviter que nos enfants aient un jour les dents gâtées par les raisins verts de l'oubli. Écrire et raconter, inlassablement, non pour juger mais pour expliquer.
Un pays sans histoire ne serait pas un pays sans malheurs, mais sans valeurs.
Les hommes et les femmes dont je parle dans mes conférences sont devenus les gardiens de ma vieillesse. Avec quelques idées qui ont survécu à l'érosion des ans, je les appelle « les sentinelles du soir ». Elles guettent la mort qui finira par sortir de l'ombre. Chaque jour, elles me protègent contre la dispersion et me rappellent l'essentiel.
Je prends la parole pour que soient enfin honorés le déporté inconnu de Langenstein jeté dans une fosse commune, le partisan oublié de Talung qui repose dans l'argile d'une route ou le légionnaire sans nom tombé à Guelma et dont la tombe fut profanée. Je leur prépare une sépulture en forme de livre ouvert.
J'ai toujours essayé de récupérer les débris de mon existence pour faire tenir debout mon être intérieur. Même en prison et réprouvé, j'ai cherché à être heureux.
La liberté intérieure est un idéal à conquérir qui ne dépend pas de la société environnante, mais de soi.
La noblesse du destin humain, c'est aussi l'inquiétude, l'interrogation, les choix douloureux qui ne font ni vainqueur ni vaincu.
Entre plusieurs chemins, je préfère le plus escarpé. L'homme, à condition de le vouloir devient toujours plus grand qu'il n’est.
La soif de paraître est une passion terrible qui détruit l'humanité dans l'homme. Elle est insatiable. Elle assèche la source intérieure. Je préfère ceux qui cherchent à s'élever, ce qui est tout autre chose. Leur chemin intérieur passe par la patience et le dénuement.
Je ne demande qu'à croire aux forces de l’esprit et du bien. Jean GUITTON a dit « Entre l'absurde et le mystère, je choisis le mystère. » Je fais mienne cette devise. Mais je ne peux m'empêcher de douter : si l'absurde avait le dernier mot, ce serait horrible.
Bernanos disait : « Une heure de foi profonde pour 23 heures de doute ». Comment l’absurdité du monde ne pourrait-elle pas provoquer le doute ? En même temps, il y a cette beauté, ce mystère et parfois ces générosités qui sont comme le reflet imparfait de ce qui nous attend après.
J’espère que mon dernier jour sera un jour de foi.
La vieillesse permet peut-être de retrouver de bonheur d'être soi-même. Personne ne peut plus avoir la tentation d'être un autre. Les émotions troubles qui nous ont traversés, comme la préoccupation de paraître, la possession ou l'ambition, s'atténuent à mesure que s'éloignent les usages de la vitalité et de la vanité. C'est alors que beaucoup découvrent – mais il est souvent trop tard – que la merveille est dans l'instant.
À partir d'un certain âge, il suffit de montrer son visage. Les émotions vécues s'impriment dans la chair. C'est un parchemin sur lequel la vie écrit, rature, efface et incise ce qu'elle veut.
Dehors, la liberté se dissout parfois dans l'agitation, la lumière s'étiole. Dedans, il faut consentir un effort de tous les instants pour développer sa vie intérieure.
Je veux ajouter de la vie aux années qui me restent, témoigner de tout ce qui dure, retrouver la vérité de l'enfant que j'ai été. Simplement essayer d'être un homme.
Chef militaire hors du commun, Hélie de Saint Marc a toujours eu un amour immense pour son pays et une haute idée des missions qui lui ont été confiées. Ce qui me bouleverse dans les divers témoignages qu’il nous livre, c’est également et surtout le regard profondément humain et miséricordieux qu’il porte sur chacun des hommes dont il a la charge. Ces légionnaires ne sont pas de simples exécuteurs d’ordre mais bien des personnes d’exception, souvent héroïques, des frères d’armes, de véritables fils même dont il admire le courage et la grandeur d’âme. Pour ces combattants au parcours souvent chaotique, loin de leur terre et de leurs proches, la légion est une nouvelle famille. Hélie de Saint marc ne juge pas les pauvretés et les excès de ces hommes qui veulent oublier l’espace d’un instant qu’ils ont côtoyé la mort. Ce ne sont pas les discours moralistes mais plutôt sa valeur au combat, l’exemple de sa vie au quotidien qui suscitent la confiance et l’admiration des légionnaires prêts à lui sacrifier leur vie sans hésiter. Hélie de Saint Marc n’est pas seulement le chef d'une section en Indochine Son attitude est à la fois celle d’un éducateur et d’un père, un père qui les connaît et a le souci de chacun d’eux, un père qui les aime profondément,. Derrière l’écorce dure du combattant, il sait découvrir et nous révéler la noblesse et la beauté de leur cœur habité par un idéal qui dépasse largement le cadre de la mission.
Merci Hélie de Saint Marc pour nous rappeler que nous sommes appelés non pas à la médiocrité mais à l’exigence d’une vie engagée, merci d’avoir mis des mots sur cette soif d’idéal qui nous habite tous, pour nous avoir rappelé combien notre cœur est fait pour le grand, le beau et le vrai. Vous êtes un vrai témoin du XXème siècle et un maître que nous sommes appelés à méditer et à suivre.