d'Aurélie Charrier
Monseigneur Aldo Giordano est observateur permanent du Saint Siège auprès du Conseil de l’Europe depuis 2008. Intervenant au colloque « Europe d’hier et de demain » le 28 septembre 2013, il nous livre sa réflexion quant à la contribution du christianisme pour l’Europe. [1]
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Dans un espace marqué par la cohabitation de nombreuses diversités ethniques et culturelles et par un pluralisme religieux, trouver une identité commune semble pour l’Europe un immense défi. Défi d’autant plus difficile à relever qu’en s’affranchissant peu à peu de Dieu – jusqu’à avoir, avec Nietzsche annoncé sa mort [2] – elle s’est privée par là même d’une référence ultime, objective et commune. En proie à la subjectivité et au relativisme, l’Europe se « cherche ». Preuve de ce malaise identitaire qu’elle traverse, son rapport au temps : son rythme paraît s’être accéléré, et le temps paraît ne plus avoir de « consistance ». Alors que l’on s’attachait beaucoup autrefois à raconter le passé, à en transmettre les traditions, les valeurs, l’ordre des choses s’est peu à peu inversé : il ne faut plus dépendre du passé, mais inventer, commencer l’histoire. Parallèlement, le futur, investi pour un temps de tous les exploits techniques et scientifiques possibles, est devenu peu à peu, au gré des différentes crises, synonyme d’incertitude. Ainsi, l’Europe a besoin de retrouver une perspective, un lien avec l’éternité, un vrai visage. Mais comment l’Europe déchristianisée peut-elle actuellement rencontrer Dieu ?
Il semble exister un lieu où la culture européenne de la mort de Dieu et le christianisme peuvent se rencontrer. Ce lieu est paradoxalement situé au cœur même du christianisme : c’est le lieu de la mort de Dieu, de la mort du Fils de Dieu sur la croix, mort plus profonde, réelle et surprenante que toutes les morts de Dieu annoncées par Nietzsche et les philosophes de son temps. C’est le lieu où le christianisme parle à la culture européenne, un lieu qui, pour l’Europe, est déjà source de vie, le Christ ayant déjà souffert sur la croix pour les trahisons de l’Europe, pris sur lui la sécularisation et les divisions entre les chrétiens.
Un autre point de rencontre entre Dieu et le vieux continent apparaît dans la quête de liberté de l’Europe. Le relativisme est né d’une recherche, d’un désir de liberté, puis d’une affirmation de la liberté de l’égo. Or, cette dernière est vaincue par le seul fait que personne n’a, de lui-même, décidé de vivre, de venir au monde. De la même manière, nul n’est suffisamment libre pour pouvoir décider de ne pas mourir. Cette liberté de l’ego, limitée, est incapable de répondre aux questions fondamentales de la vie. N’y a-t-il pas alors une autre liberté possible ? Le serpent des origines propose une liberté qui serait un affranchissement de Dieu. Etre libre signifierait alors être autonome, vivre seul, sans lien avec le Créateur, sans le reconnaître Père ni se reconnaître fils, dépendant du Père. S’il n’y a plus de lien de filiation, le Père ne peut exister. Dieu est mort, comme l’annonce l’homme fou de Nietzsche. Mais si la liberté est au contraire liée à la filiation, décider d’obéir librement à un autre est la voie du bonheur, et il est même intelligent de faire la volonté de Celui qui est capable de donner ce qui répond aux désirs de bonté, vérité et beauté du cœur humain. L’Europe, en son désir de liberté, trouvera-t-elle cette voie de la filiation ?
C’est peut-être la plus grande contribution des chrétiens en Europe, précise Monseigneur Giordano : « Aider les européens à tout regarder, tout évènement, l’histoire, les défis, les larmes que nous vivons, à la lumière de l’éternité ». Et ainsi, ré-ouvrir le Ciel sur l’Europe.
Avec l'aimable autorisation de la revue Nouvelle Cité/Focolari (www.nouvellecite.fr), nous vous proposons un interview de Monseigneur Giordano, complémentaire à cet article : http://www.nouvellecite.fr/IMG/pdf/NC554_3_questions_Mgr_Giordano.pdf
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[1] Mgr Aldo Giordano est né à Cuneo (Italie), le 20 août 1954. Professeur de philosophie, sa recherche et ses essais portent en particulier sur l’éthique et la philosophie contemporaine. Secrétaire général du Conseil des Conférences Épiscopales (CCEE) depuis 1995, il est observateur permanent du saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe depuis 2008. Il est auteur d’un livre qui vient de paraître en Italie « Une autre Europe est possible ».
[2] « N'avez-vous pas entendu parler de cet homme insensé qui, ayant allumé une lanterne en plein midi, courait sur la place du marché et criait sans cesse : « Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! » – Et comme là-bas se trouvaient précisément rassemblés beaucoup de ceux qui ne croyaient pas en Dieu, il suscita une grand hilarité. L'a-t-on perdu ? dit l'un. S'est-il égaré comme un enfant ? dit un autre. Ou bien se cache-t-il quelque part ? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? – ainsi ils criaient et riaient tous à la fois. L'insensé se précipita au milieu d'eux et les perça de ses regards. « Où est Dieu ? cria-t-il, je vais vous le dire ! Nous l'avons tué – vous et moi ! Nous tous sommes ses meurtriers ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon tout entier ? Qu'avons-nous fait, de désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes dès le matin ? » Friedrich Nietzsche – Le gai savoir, Aphorisme 125. L'insensé, cité d'après la traduction de Pierre Klossowski (Club français du livre, 1957 ; Union générale d'éditions, coll. 10/18, p. 208-210)
Très élégante la pirouette sur le fameux "Dieu est mort" de Nietzsche!!
Oui, Dieu est bien mort… sur la croix pour racheter l'humanité toute entière!
Je la réutiliserai, celle-là! :)
Merci, Mgr. Giordano.
Vous avez relevé le point central de l'article. Bien plus qu'une pirouette, il me semble que Monseigneur Giordano nous livre ici le fruit de sa contemplation. Cette contemplation est celle d'un homme profondément habité par la question du destin de l'Europe, conscient "des larmes" qu'elle traverse, mais aussi de la descente vécue par le Christ, jusqu'au néant, pour la sauver. Il s'agit alors, non d'une pirouette, mais d'une réalité profonde, et bien réelle : la mort-même peut-être un lieu de rencontre.
"Une autre Europe est possible" n'est pas sans rappeler les slogans de campagne de la plupart de nos dirigeants de ces dernières années. Pourquoi l'Europe? Nous sommes face à une échelle d'analyse extrêmement floue, pour ne pas dire fumeuse. Et puis de quelle Europe parlons-nous? Celle du Conseil de l'Europe avec ses 47 pays dont la Turquie, l'Azerbaidjan et la Russie, ou bien celle de l'Union Européenne avec ses 27 pays, apparemment plus homogènes, et encore…
Le bienheureux Jean Paul II parlait volontiers de la vocation des Nations, mais pas de celle des continents (dont les frontières sont étonnemment mouvantes).
Je ne conteste pas la profondeur des réflexions de Mgr Giordano, mais parler d'Europe tout le temps dessert la réflexion, permet (un peu trop) de rester dans le flou et a pour conséquence ultime que personne ne se sente vraiment visé.