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L’homme qui fait trembler la Chine

de Paul Anel          20 mai 2011

Ai Weiwei, artiste chinois de renommée internationale, fut arrêté le 3 avril dernier à Pékin, provoquant un grand émoi dans les communautés artistiques du monde entier. Enquête sur "l'affaire Weiwei", ses causes et ses enjeux.

Ai Weiwei © Natalie Behring

"Sans le savoir ni même le remarquer, ils avaient commencé à créer cet espace public entre eux où la liberté pouvait apparaître. A tous les repas pris en commun nous invitons la liberté à s'asseoir. La place demeure vide mais le couvert reste mis."

Hannah Arendt, Préface à La Crise de la Culture

Mercredi 4 mai à 10h30 du matin, une foule courageuse d'artistes et de journalistes était rassemblée sous une pluie dilluvienne autour de Michael Bloomberg, maire de la ville de New York, devant la fontaine de Grand Army Plaza, à l'angle sud-est de Central Park. Ou plus exactement autour de douze monumentales têtes de bronze, dévoilées le matin même. Douze têtes pour les douze animaux du zodiaque et les douze ans du cycle chinois : le chien, le singe, le dragon, le rat, etc. Conçues pour être fières, voire menaçantes, la pluie battante ruisselant sur leurs fourures de bronze leur donnait ce matin un air singulièrement pathétique. On aurait dit douze orphelins démunis, sans voix, attendant sous la pluie le retour de leur père. C'est que malgré la présence du maire et celle d'artistes de renommée internationale tels que Shirin Neshat, Julian Schnabel, ou encore Brice Marden, c'est une place vide qui, ce matin-là, retenait les regards et serrait les coeurs: celle de l'auteur des "Zodiac Heads", Ai Weiwei, arrêté le 3 avril dernier par le gouvernement de la République Populaire de Chine, et dont le monde est sans nouvelle depuis.

Cette arrestation brutale, survenue dans l'aéroport de Pékin, est un fait d'une importance qui ne saurait être exagérée. Elle a suscité de la part de la communauté artistique, sous l'égide du Guggenheim Museum de New York de l'International Council of Museums, une mobilisation internationale sans précédent, comme en témoigne la pétition qui a recueilli jusqu'à présent les signatures de plus de 90 000 artistes. Cependant, ce serait juger trop hâtivement cette affaire que d'en rester là.  A une époque marquée au fer des idéologies de toutes sortes, le silence de Weiwei pose, non seulement aux artistes et aux hommes politiques, mais à chacun d'entre nous, la question de la liberté. Le problème n'est pas tant de "libérer Weiwei" que d'apprendre à son école et d'aimer avec lui, aussi passionnément que lui, le sens et la valeur de la liberté.

Sunflower Seeds, Tate Modern Turbine Hall CC Phi Hawksworth

Qui donc est cet homme, ce fils de poète grandi sur les plaines sans arbre et sans école du désert de Gobi, et qui fait trembler un pays de la taille d'un continent ?

"Je suis né en 1957. Mon père était le poète le plus important de Chine. A l'époque de ma naissance, il était sous le coup d'une punition à cause de ses écrits contre le Parti Communiste. Nous avons donc été banni, et j'ai grandi dans un désert aux confins de la Chine, connu sous le nom de "Petite Sibérie". Mon père travaillait très dur pour survivre. Pendant des années il a été assigné au nettoyage des toilettes publiques, et il lui était interdit d'écrire quoi que ce soit. Nous étions les ennemis de tous car nous étions les ennemis de la société. Cela m'a permis de découvrir ce que peut être l'humanité à son point le plus bas." Confiné pendant seize ans dans ce désert sans école, Weiwei reçoit toute son éducation de son père, Ai Qing, homme de grande finesse et culture, qui sait lui transmettre, sans l'aide d'aucun livre, son amour pour Rodin et Renoir, Rimbaud et Maiakovski. En 1975, la mort de Mao est suivie d'un assouplissement du régime qui autorise la famille à retourner vivre à Pékin. Weiwei commence alors  des études à la Beijing Film Academy et les poursuit à la Parsons School of Design, à New York, où il habite de 1981 à 1993. En 1993 Weiwei prend la décision, à contre-courant de la plupart des artistes chinois de sa génération, de revenir vivre en Chine. L'y poussent la maladie de son père, mais aussi l'intuition que sa véritable voix d'artiste n'émergera que sur sa propre terre, et la conscience encore diffuse d'une responsabilité à l'égard de son peuple.

Après plus de dix ans d'absence, il retrouve une Chine assouplie du point de vue économique, mais toujours carente en liberté véritable, rigidement policée intellectuellement et culturellement. Pendant ses années américaines, Weiwei a découvert à l'école de Duchamp et Warhol qu'une œuvre d'art n'est pas nécessairement un objet, une chose, mais qu'un geste libre aussi peut entrer dans la définition de l'art, dans la mesure où il expose aux yeux du monde quelque chose de plus grand. Les années 90 et 2000 voient l'escalade de la renommée internationale de Weiwei, dont les "oeuvres" ont l'éclat et la gravité des gestes symboliques des prophètes de l'Ancien Testament. Pour signifier le besoin d'outres nouvelles pour le vin nouveau auquel il aspire, il prend une photo de lui-même brisant une urne de la dynastie Han, vieille de plus de 2000 ans (1995). En 2007 il est invité à envoyer une œuvre au salon d'art Documenta, dans la ville de Kassel, en Allemagne. L'œuvre de Weiwei, intitulée "Conte de Fée" (Kassel est la ville natale des frères Grimm) consistera à envoyer par vagues successives de 200, mille et un de ses compatriotes dans la petite ville allemande, des étudiants, des artistes, ou encore des vendeurs de rue, tous citoyens ordinaires qui n'auraient jamais eu autrement la possibilité de quitter leur pays. Weiwei entendait ainsi démontrer la capacité qu'a l'art de nous tirer hors de nos frontières vers quelque chose de plus grand. En 2010, son œuvre la plus fameuse consistera à remplir la galerie principale de la Tate Modern de Londres avec cent millions de graines de tournesol réalisées en porcelaine et peintes à la main une par une par un millier d'artisans chinois. Symbole monumental et magnifique de la société de masse où la spiritualité des individus est contenue, incarcérée sous la coquille rigide et uniforme de l'idéologie.

Parallèlement à sa renommée sur la scène artistique internationale grandit aussi la méfiance du Parti Communiste à son égard. Mais le pouvoir met longtemps à sortir de sa réserve. D'une part, parce que Ai Qing a été rétabli officiellement par l'Etat chinois en 1979, et que jusqu'à sa mort en 1996 la notoriété du père protège le fils. D'autre part, parce que la popularité croissante de Weiwei le rend de plus en plus intouchable. C'est vers lui que la Chine se tourne pour dessiner le stade qui, en 2008, accueillera les jeux olympiques d'été. L'œuvre qui en résulte, connu comme "le Nid d'Oiseau" a depuis acquis la réputation d'être "le stade le plus célèbre au monde après le Colisée." Mais le 10 août 2008, date de la cérémonie d'ouverture des Jeux, le siège d'Ai Weiwei reste vide: "Je voulais que ce stade représente la liberté, non l'autocratie", confie-t-il dans une interview au Guardian. A partir de ce moment, l'état chinois fait son possible pour forcer l'artiste à quitter le pays. En août 2009 il est tabassé par la police chinoise. Hospitalisé d'urgence pour une hémorragie cérébrale, il échappe de peu à la mort. En 2010, Weiwei expose en angleterre 9000 sacs à dos d'écoliers pour dénoncer la responsabilité des travaux publics et du gouvernement chinois dans l'effondrement de nombreuses écoles lors du tremblement de terre du Sichuan. En janvier 2011, son studio nouvellement construit à Shangaï est réduit en poussière par les autorités chinoises. Fin mars, Weiwei confie dans une interview: "J'essaye seulement d'être moi-même… De montrer aux gens où est la vérité et où est le mensonge… La liberté c'est comme le vent, rien ne peut l'arrêter. A moins, bien-sûr, qu'ils me mettent en prison…" Une semaine plus tard, le 3 avril 2011, Ai Weiwei est arrêté dans l'aéroport de Pékin alors qu'il prenait l'avion pour Hong Kong. Avec lui sont aussi arrêtés sa femme, huit de ses assistants, son comptable et son chauffeur.

Le Nid d'Oiseau CC DPerstin

Il y a quelque chose de presque ironique au slogan de "Libérez Ai Weiwei !" qui depuis plus d'un mois résonne dans les cercles artistiques du monde entier. En effet, si Weiwei a été arrêté c'est précisément parce qu'il est libre, trop libre. Cette liberté est bien davantage qu'une liberté d'expression déliée de toute contrainte. Face à l'idéologie qui, pour parvenir à ses fins, s'ingénue à censurer tout ce qui la dépasse et qu'elle ne contrôle pas, et jusqu'à la possibilité même d'une surprise, Ai Weiwei affirme dans son œuvre la nature toujours plus grande et surprenante du réel. Au-delà de sa dimension politique, à laquelle les critiques occidentaux la réduisent un peu vite, l'œuvre d'Ai Weiwei a développé ces dernières années une poétique qui la situe davantage dans la lignée de son père et de Sean Scully, son maître à Parsons, que dans celle de Duchamp. Une poétique où s'entremêle le passé et le présent, le matériel et le spirituel, l'esprit et la matière, l'utopie et la terre. Il y a dans l'œuvre de Weiwei une émotion face au mystère de l'être. "Même si tu essaies de te montrer tel que tu es, même si tu es totalement ouvert, tu es toujours un mystère. Parce que toute personne est un mystère. On ne peut jamais se comprendre soi-même totalement."[1] Et une souffrance : celle d'assister à l'agonie spirituelle de ses contemporains. Au cours de la dernière décennie, ses œuvres ont mûri peu à peu dans un caractère d'urgence, elles sonnent comme des rappels prophétiques qui nous remettent en face des exigences du cœur humain : l'exigence de beauté, de justice, et de liberté.

"Aujourd'hui, écrit le critique d'art et ancien résistant John Berger, le simple fait [pour l’artiste de représenter] le réel est un acte de résistance propre à ranimer l'espoir." La résistance de Weiwei ne consiste pas dans un acte politique d'opposition aux prétentions d'un parti. Elle va chercher sa source plus profonde, dans la nature même du réel qui, par essence, résiste à tout effort visant à le circonscrire, à le définir. Cette résistance se mesure non à l'ampleur de la force déployée, mais à celle de la gratitude qui l'anime.

"Je déchaîne ma passion dans un cri puissant,

adressé à cela qui m'a rempli d'une telle joie, d'une telle surprise.

Cet amour plus grand que tout ce que j'ai jamais aimé.

Je veux donner ma vie pour hâter son avènement,

je veux donner pour cela tout mon être, mon corps et mon âme." [2]

Weiwei est un homme libre. Libre de rester dans son pays alors même qu'il sait à quelles sanctions il s'expose, lui qui, enfant, suivit son père en exil. Libre de parler et d'agir selon le critère de la vérité contre celui de l'idéologie, parce que fidèle à sa conscience et conscient de sa responsabilité: "Chérir sa propre vie, la restaurer dans sa valeur originelle et honorer la conscience individuelle sont les seules possibilités pour une existence vraie." Libre même du succès. Qu'il est émouvant aujourd'hui de relire cet entretien qu'il eut avec Obrist en 2009, et où à la question "Avez-vous des projets que vous n'avez pas encore pu réaliser ?" Ai Weiwei répond : "Je crois que ce serait de disparaître. Rien ne pourrait être plus grand que cela."

Where is Weiwei? © Paul Anel

Où voir les œuvres de Ai Weiwei ?

* Les Zodiac Heads sont exposées à Grand Army Plaza, à New York, du 2 mai au 15 juillet

* A Londres, Sommerst Gallery lui consacre une exposition du 12 mai au 26 juin

* A Berlin, une exposition lui est actuellement consacrée à la Neugerriemschneider gallery

 


[1] Entretien avec Hans Ulbrich Obrist, Cf. Ai Weiwei, Phaidon, 2009

 

[2] Ai Qing, Shi Dai. Cité dans Ai Weiwei, Phaidon, 2009, p. 124

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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