Home > Economie > L’économie qu’on aime !

de Jean Despruniée  

Face à l’économie mondialisée il faut délocaliser ! De toute manière les entrepreneurs ne peuvent pas faire grand-chose étant donné la concurrence et la pression des actionnaires ! On ne peut créer de l’emploi tant qu’on n’aura pas de retour de la croissance ! Autant d’idées reçues véhiculées dans les médias et qui font l’unanimité des analystes et des économistes : les entreprises et les personnes sont victimes du système et ne peuvent faire grand-chose sinon appliquer les méthodes de la science économique enseignées dans les écoles et relayées partout, ou attendre des jours meilleurs et le retour magique de la croissance. Pour Sophie Keller, co-auteur avec Amandine Barthélémy et Romain Slitine de « L’économie qu’on aime », cette vision de l’économie, comme une force mondiale, hors de tout contrôle et qui contraint tout le monde à ses règles, ne correspond pas à la réalité. Elle explique pourquoi dans une interview.

« L’économie qu’on aime », comment est née l’idée de ce livre ?

S.K. On constate un vrai décalage entre ce qui est dit de l’économie et ce qu’on observe dans les territoires auprès des entrepreneurs et des initiatives qu’on a la chance de rencontrer. Il y a aujourd’hui, en France, des entrepreneurs qui redoublent d’ingéniosité pour créer de l’emploi sans attendre les annonces des chiffres de la croissance (qui a priori n’est pas pour demain) et donner vie à leur territoire. L’origine du livre c’est d’abord des rencontres avec des entrepreneurs qui battent en brèche, par l’action, toutes les idées reçues sur l’économie et redonnent à l’entreprise son pouvoir de transformation de l’économie au service des personnes. On a donc décidé de parler des grands sujets fondamentaux de l’économie : l’emploi, la délocalisation, la croissance, la concurrence… non pas en répondant par un débat théorique ou idéologique mais en s’ancrant dans des pratiques et des modèles qui marchent. Notre méthode a donc été celle de l’immersion dans ces entreprises afin de transmettre leurs bonnes pratiques, leur manière de concevoir l’activité économique. On est convaincu que le changement passe par des personnes et on a voulu dans ce livre repasser par le terrain et ainsi inspirer l’action : on n’écrit pas « L’économie qu’on aime » pour écrire un livre mais pour transmettre des idées, pour que demain des élus, des entrepreneurs, des étudiants voient les choses différemment et agissent dans l’économie avec de nouvelles lunettes qui ouvrent les possibles et renouvellent l’action au service des modèles de demain : innovants, imaginatifs et au service de tous.

C’est quoi un entrepreneur du territoire ? Pouvez-vous nous donner un exemple ?

S.K. L’exemple qui a le plus inspiré le livre est celui du groupe Archer, à Romans-sur-Isère, territoire qui était il y a quelques années sinistré économiquement à cause de l’effondrement de l’industrie de la chaussure. Le groupe Archer, dirigé par Christophe Chevalier avec qui nous avons passé beaucoup de temps, offre chaque année du travail à mille deux cents personnes, compte quinze pôles d’activités et quatre-vingt dix-neuf métiers différents, du fer à cheval à la chaussure en passant par le transport de personnes. Le métier numéro un de ce groupe est avant tout la création d’activité économique et d’emploi sur son territoire : au lieu d’exceller dans un domaine en particulier, son expertise est celle de la coopération avec l’ensemble des autres acteurs du territoire : collectivités, PME, associations… pour relever le défi du maintien et du développement de l’activité économique là où ils sont. Au départ ce groupe était un groupe d’insertion sociale de personnes par l’activité économique ; mais les dirigeants se sont dit : « A quoi ça sert d’accompagner des personnes vers l’emploi s’il n’y a pas d’emplois derrière ? » Ils ont donc décidé de créer de l’activité ! Ils s’y sont mis en se disant qu’il fallait notamment miser sur le potentiel d’activité existant et les fabuleux savoir-faire des personnes dans le territoire. C’est notamment ce qu’ils ont fait avec l’activité de la chaussure, qui a connu ses heures de gloire dans l’après-guerre et qui est à Romans un sujet assez traumatisant : tout le monde a des connaissances ou des personnes de sa famille issues de l’industrie de la chaussure qui sont au chômage ! Les ateliers de chaussure de Romans ont vu peu à peu leur activité diminuer et disparaître suite à plusieurs vagues de délocalisations. A la fin des années 2000, on pensait que l’industrie avait définitivement disparu. Christophe Chevalier est reparti des personnes et des compétences en se disant que, sur le territoire, il y avait des pépites non révélées : des « piqueuses » au chômage, des « tanneurs », des « coupeurs »… qui ont un savoir-faire extraordinaire. Il est allé chercher ces personnes au chômage ou à la retraite, a ré-ouvert des ateliers de production qui étaient à l’abandon et s’est mis à produire de nouveau des chaussures grâce à leur savoir-faire. Mais il n’a pas produit la chaussure telle qu’on la concevait il y a vingt ans : il a utilisé ces savoir-faire pour concevoir la chaussure d’aujourd’hui ! Il a inventé des modèles de chaussures faites main, avec les machines outils de l’époque, elles aussi à l’abandon, mais adaptées aux désirs des consommateurs aujourd’hui : chaussures plates, intemporelles, de grande qualité, accessibles. 

Ces entreprises répondent donc à des exigences économiques réelles ?

S.K. S’adapter et innover est une exigence de l’activité économique des territoires en général. Il ne s’agit pas de relancer sans réfléchir des industries qui ont disparu en se disant que cela va marcher, mais de réinventer des métiers, à partir des savoir-faire disponibles dans les territoires. Aujourd’hui, il y a cinq ateliers de chaussures à Romans, l’activité a investi des marchés de niche exigeant un fort savoir-faire (la ballerine, le chausson d’escalade…) et il se recrée une filière de la chaussure. Le ministère de l’industrie avait publié un rapport qui soulignait l’irréductible fin de l’industrie de la chaussure à Romans mais personne ne s’était véritablement posé la question de sa relance ! Cette aventure a été possible parce qu’on est allé chercher des personnes et on a révélé une passion : l’entreprise, c’est d’abord des personnes heureuses de pouvoir se déployer dans leur savoir-faire. C’est la même vision que partage Thierry Moysset avec la marque Laguiole (dans l’Aubrac) lorsqu’il reprend l’entreprise en grande difficulté à la fin des années 2000. Il mise là aussi sur le savoir-faire des employés, choisit d’investir de nouveaux marchés de luxe et brûle même toutes les procédures de travail pour montrer symboliquement qu’il valorise avant tout les personnes qui sont engagées dans l’aventure et qu’il ne pourra désormais plus faire sans elles ! Alors qu’à son arrivée en 2007, la coutellerie employait soixante-dix personnes et voyait son chiffre d’affaires fondre de 70%, elle compte désormais cent deux personnes !

Quels sont les éléments clés de ces succès ?

S.K. Les idées forces de ce succès, c’est de miser sur les potentiels de savoir-faire des personnes qui sont là, réinventer les métiers pour s’adapter aux besoins des consommateurs d’aujourd’hui et croire au potentiel de la coopération. « Toutes les activités du groupe Archer sont possibles grâce à la coopération, on concrétise de telles ambitions parce qu’on est ensemble », affirme Christophe Chevalier. Et ce n’est pas de la coopération de façade où on se contente de signer de beaux partenariats ensemble ; c’est de la coopération en action, concrète, qui consiste d’abord à être sur un même lieu : le groupe Archer est sur une zone appelée « Pôle sud » où on trouve dans un même bâtiment, non seulement ses activités de direction, mais aussi les services du conseil général, pôle emploi, des associations, d’autres PME… ils cohabitent dans un même lieu pour inventer des projets ensemble et aussi mutualiser certaines fonctions de l’entreprise ou des aspects de leur activité, de manière intelligente. La relance de la chaussure, n’aurait pas été permise sans cette coopération, l’un apportant des machines disponibles, l’autre du personnel, d’autres enfin des compétences techniques… Aujourd’hui la coopération va encore plus loin et s’inventent des participations financières entre les différentes entreprises du territoire, des nouvelles activités économiques mutualisées (comme des crèches interentreprises). C’est très concret et à l’heure où l’économie nous parle en permanence de concurrence, la coopération est une pratique qui rend possible le défi des relocalisations et de la croissance dans l’économie ! 

Sophie Keller est entrepreneur, économiste, expert associé à l'ESSEC. Elle a co-créé Odyssem, un collectif d'entrepreneurs qui agit pour développer les modèles de demain au cœur de l’économie : innovants, imaginatifs et au service de tous. Elle est l'auteur de « L’économie qu’on aime ! – Relocalisations, créations d’emplois, croissance : de nouvelles solutions face à la crise », avec Amandine Barthélémy et Romain Slitine

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3 Commentaires

  1. Arnaud Guillaume

    Merci beaucoup pour cet article qui souligne combien notre pays n'a pas perdu loin de là la bataille de la mondialisation.

    Ce qui intérressant c'est de voir que les initiatives pour relancer de façon durable et originale l'économie ne partent jamais de l'Etat (lui qui par exemple avait décrété que l'industrie de la chaussure était morte et bien morte) mais bien de personnes sur le terrain. De personnes passionnées, entreprenantes et partant de la réalité (il existe un savoir faire, des "tanneurs", des "coupeurs"…).

    C'est une bonne illustration de la nécessité du principe de subsidiarité en matière éconmique: le rôle de l'Etat n'étant pas de tout régenter, tout contrôler,  mais de laisser la libre créativité des personnes s'exprimer en créant les conditions nécessaires pour cela.

    Ce que raconte cet article est source d'espérance pour l'économie d'un pays qui a du mal a sortir de son pessimisme. Des solutions existent, des personnes se bougent, une saine croissance est à portée de main. 

  2. bories

    Je vous félicite pour votre action et l’esprit dans lequel vous agissez : soyez-en remercié. Mais, avec toute la sympathie que vous m’inspirez, je ne puis me défendre d’être franc. Par rapport aux ravages de Maastricht, vos résultats sont pathétiques : que sont les 32 emplois créés à Laguiole par rapport aux 800 emplois industriels que les délocalisations détruisent CHAQUE JOUR dans notre pays ? Surtout n’arrêtez pas ce que vous faites, vous préservez des savoir-faire qui seront sans prix le jour où notre pays redeviendra indépendant et démocratique. Mais n’oubliez pas d’agir aussi au plan général pour que tous les Français, comme en 1944, s’unissent dans l’esprit du Conseil national de la Résistance afin de dire non à Bruxelles, Francfort et Washington. Prenez 6 minutes de votre temps pour me lire sur ce même blog http://terredecompassion.com/2013/03/19/lupr-une-encourageante-anomalie-politique/ et continuons la discussion.

    Très cordialement :  Alain Bories

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