L'Ukraine vient de vivre des heures bien douloureuses, avec des affrontements violents, de nombreuses victimes et à l'heure actuelle une menace réelle de scission entre l'Est et l'Ouest.
Ces 3 mois sur la place Maïdan nous ont fait découvrir un peuple avec une capacité impressionnante de coopérer, d'être solidaires pour une cause commune malgré de grandes souffrances et contraintes. Les Ukrainiens ont été aussi un exemple de foi étonnant tant ils ont cette vive conscience que leur destin est vraiment dans les mains de Dieu et que la prière est le vrai chemin qui conduit au changement. Tant de prêtres étaient à Maïdan, sur les barricades au milieu du chaos, présents pour leur peuple, avec une conscience de ce qu'ils sont et de ce qu'ils sont appelés à vivre : remettre la vie dans les perspectives de Dieu.
Georges Nivat, professeur, historien des idées et slavisant, traducteur spécialiste du monde russe a écrit une réponse à la lettre de Constantin Sigov que nous avons publiée sur notre blog :
https://terredecompassion.com/2014/02/07/surmonter-le-defi-de-la-peur-a-kiev/
La lettre qu'il publie est une très profonde analyse des défis qui attendent l'Ukraine. Avec beaucoup de respect il revient sur l'essentiel, la nécessité de faire mémoire du passé, des sources communes pour être vraiment une Ukraine nouvelle.
Cette lettre est une invitation à réfléchir sur ce que ce désir d'Europe signifie vraiment pour l'Ukraine : non pas forcément une intégration avec l'Union européenne, l'alternative d'un choix Europe-Russie. Au contraire Georges Nivat remet au cœur de l'enjeu la vocation de l'Ukraine comme pont entre Europe d’Occident et Europe eurasienne de Russie.
Cette lettre est aussi un sage appel à la réconciliation, au passé commun avec la Russie : « Ce que vous faites, vous les Européens russophiles de Kiev est utile à la Russie, à nous Européens de l’Ouest, et c’est pour ton pays le mieux qu’on puisse faire. N’oubliez pas la part d’Ukraine qui soit reste indifférente, soit est contre. »
Pleine d'espérance, elle parle de cet esprit « qui souffle en rafales », et du manque de souffle de notre propre Europe, de la nécessité de revenir à la lettre, et de l'appel de vraies figures qui sachent dépasser les aspirations des peuples.
LETTRE A UN AMI UKRAINIEN
Georges Nivat
Mon cher Constantin, tu as écrit un témoignage enflammé qui contient aussi une analyse précise et un portrait magnifique de Liza, l’infirme qui organise le secours aux blessés.
Nous n’aurions pas pu l’écrire ! De loin nous n’avons pas la possibilité de ce cri du cœur, mais ton cri, nous l’entendons. Oui, l’Europe d’aujourd’hui s’est faite contre les deux totalitarismes du siècle passé, en deux étapes : l’Ouest se cicatrisant lui-même contre son proche suicide collectif, avec les Jean Monnet, les Elie Wiesel, les Paul Celan, puis l’Est apportant sa lutte passionnée contre le communisme version stalinienne, avec les héros que nous avons aimés, vénérés ! Soljenitsyne, Andreï Sakharov, Natalia Gorbanevskaïa, Walensa, Jean-Paul II, Havel, Patocka !
Va-t-on vers une troisième étape, un troisième souffle de l’Europe ? Peut-être. Je ne puis le dire. La grande différence étant qu’il n’y a pas de héros charismatique pour symboliser et porter la nouvelle révolte. L’époque semble s’y opposer par sa porosité informatique, qui abolit la distance, et la distance est sans doute nécessaire au prophétisme. Et puis nous zappons tous d’un malheur à l’autre…
Pour comprendre ce qui se passe chez toi il nous faut relire Michelet, l’historien – prophète de la Révolution française. Mais toi, ton fils, tes amis, n’en avez évidemment pas le temps. Vous êtes l’Ukraine européenne, tout autant que vous êtes l’Ukraine russophile, je me rappelle tant de colloques où nous parlions l’une et l’autre langue.
Cette nuit les choses, hélas, hélas ! se sont rapprochées de la guerre civile, et ce dont nous avions peur est peut-être là. Toi et toute l’Université « Académie Mohyla », enseignants et étudiants, vous êtes engagés, je le comprends, je vous connais, je vous ai écoutés, vous m’avez reçu, et même fait votre docteur honoris causa. Ton fils a passé des nuits sur la place du Maïdan, et je ne connais pas de jeune homme plus doux que lui. Tu viens de me dire que tu y retournes, toi l’éditeur de Paul Ricœur, Emmanuel Levinas, tant d’auteurs européens qui sont devenus ukrainiens depuis que tu as fondé la maison d’édition « L’esprit et la lettre ». Tu nous as aussi donné de merveilleux, tragiques poètes ukrainiens, comme le grand Vasyl Stus. L’esprit et la lettre… L’esprit de la liberté souffle, mais il souffle en rafales. J’espère que la violence va s’arrêter, qu’on aura le temps et la force de revenir à la lettre.
Tu représentes l’Ukraine nouvelle qui ne renie rien du passé commun avec la Russie, mais qui veut avancer. Tu sais que la dénonciation de la famine provoquée de 1932, a commencé avec Vassili Grossman, le romancier russe juif qui les a mises en scène dans le chuchotis bouleversant du héros de « Tout passe ». Ce que vous faites, vous les Européens russophiles de Kiev est utile à la Russie, à nous européens de l’Ouest, et c’est pour ton pays le mieux qu’on puisse faire. N’oubliez pas la part d’Ukraine qui soit reste indifférente, soit est contre. Je ne peux l’apprécier, mais je suppose qu’elle est là, quelque part. Car celui que tu nommes l’Usurpateur fut élu, mais le scrutin universel n’apporte pas toujours ni la justice, ni la vérité. Deux critères qui ne relèvent pas du suffrage universel.
Avant les élections libres il faudra la réconciliation, puis l’alternance, nécessaire à toute vraie démocratie, car il est bon que les hommes au pouvoir soient soumis au contrôle de leur propre pays. Une raison, Constantin, de me joindre à ton vœu, c’est que dans mon amour de la Russie, j’ai souvent redouté que l’Ukraine détachée de la Russie, inéluctablement en arrive un jour à ce qui ressemblerait à un choix Europe-Russie. Mais ce ne doit pas être une alternative, et ce ne le sera pas, tu en es la preuve vivante. Votre Europe ne sera pas forcément l’Union européenne, et la Russie est européenne mais sa géographie commande souvent à son histoire. Et votre Ukraine future devra un jour être un pont entre Europe d’occident et Europe eurasienne de Russie, ce vaste condominium de peuples unis par la langue russe et qui tend la main au Japon et à l’Alaska de l’autre côté.
Notre Europe issue de la double lutte contre le nazisme et ses ruines, contre le communisme et son empire est certes devenue un gigantesque compromis, en manque d’idéal. Mais c’est un compromis auquel nous sommes attachés, en dépit de tout, car il comprend une part de paix intérieure, de paix du cœur. Nous aimerions qu’il comprenne plus de fraternité. Le souffle qui vient de chez vous nous est utile, mais la violence doit cesser. Ta lettre à nous, Européens, nous fait du bien. A notre tour nous voulons te faire du bien, par notre compréhension, notre amour, notre sympathie au sens fort du mot. En te lisant, je voyais devant mes yeux une Ukraine à la Delacroix ! Fasse Dieu que ce ne soit pas une Ukraine à la Goya ! Nous manquons douloureusement de souffle aujourd’hui. Craignons que ne vienne un Bonaparte. Appelons plutôt un Jean-Paul II, un Sakharov, un Havel ou un Mandela.
Merci beaucoup pour votre beau regard sur le peuple ukrainien, et pour les éclairages historiques, géographiques et culturels qu’offre votre lettre.
Sur le site de la maison d’édition vous pourrez écouter le nouveau diptyque écrit par le compositeur Valentin Sylvestrov, pendant les tragiques événements du 18-20 février : le Notre père, et l’hymne ukrainien. Ils sont comme la reprise de son célèbre Requiem pour Larissa – « Dies Irae » et « Lacrimosa ». Ces sons endeuillés incarnent l’atmosphère douloureuse de ces jours, et en même temps « en germe » nait l’attente silencieuse de Pâques.
http://ru.duh-i-litera.com/novyiy-diptih-valentina-silvestrova/