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« Sans la terre, l’homme ne pourra jamais toucher le ciel ni descendre au fond de lui-même ». Cristián Warnken, poète, philosophe et éditorialiste chilien, médite sur la prochaine encyclique du Pape François.

Forêt du sud avec les célèbres Aurocanas ravagés par les incendits (photos : Le matin.ch)

« Depuis déjà des années, à l’heure du déjeuner ou du dîner, nous partageons à la table familiale une prière que nous savons par cœur, mais dont nous avons oublié comment et où nous l’avions apprise. La prière dit ceci : « Terre : ta grâce nous a donné tout ça / soleil : ta lumière a fait mûrir tout ça / soleil et terre bien aimés, nous ne vous oublierons pas / bon appétit, on peut commencer ». C’est une prière simple, œcuménique, qui permet à un invité de n’importe quel credo religieux, agnostique ou athée de se joindre sans problème à cette action de grâce. Elle nous invite à nous rappeler que les aliments qui sont dans notre assiette ne viennent pas d’un supermarché ou d’une usine, mais de cette mère terre de laquelle nous nous sommes tant éloignés, au point d’oublier qu’elle existe.

Régulièrement, il vaut la peine de se rappeler que la terre est ici et qu’elle était là avant que nous arrivions et qu’elle demeurera lorsque nous partirons. L’homme, à un certain moment de son évolution a dû se séparer de la nature pour créer son propre « monde », pour ne plus faire partie d’elle, pour l’habiter. Toute mère – si c’est une bonne mère et non une entité possessive et dévoratrice – doit laisser ses enfants partir et chercher leurs propres foyers. Mais cela ne signifie pas que nous oubliions qui nous a donné la vie, que nous niions notre filiation avec elle, que nous l’abandonnions à son propre sort et, qui plus est, que nous la maltraitions. L’homme a créé la cité – une grande invention qui favorise la rencontre avec les autres – et aussi la technologie – un outil extraordinaire de connaissance et de développement -, mais il y aura toujours en lui une nostalgie pour la terre d’où il vient et où il doit retourner. Aussi loin qu’il se fût éloigné d’elle, quelque chose d’instinctif le conduira à la chercher une fois encore, comme un animal qui rentre à l’étable.

Dans une des scènes les plus émouvantes du roman Les frères Karamazov de Dostoïevski, la première chose que fait Aliocha, au moment où il reçoit une révélation, une sorte d’épiphanie spirituelle qui changera sa vie pour toujours, c’est de courir hors du monastère où il se trouvait, puis, en pleine nuit, de tomber comme un agonisant sur le sol et de commencer à embrasser la terre : "Il ne savait pourquoi il embrassait la terre, il n’essayait pas de se l’expliquer, pourquoi il avait un désir tellement irrépressible de l’embrasser, de l’embrasser tout entière, mais il l’embrassait en pleurant, et jurait avec ivresse de l’aimer, de l’aimer dans les siècles des siècles." Aliocha ne tombe pas au pied d’une icône ou d’une image religieuse, il tombe aux pieds de la terre, parce que c’est ici que l’homme peut vivre sa plus grande expérience spirituelle. Sans la terre, l’homme ne pourra jamais toucher le ciel ni descendre au fond de lui-même. Sans la terre, l’homme est un déraciné qui avance à tâtons dans un désert de perplexité et de non-sens.

Je n’oublierai jamais ce moment où un oncle m’enseigna à mettre mes mains dans la terre d’une forêt du sud (du Chili ndt) et d’en respirer l’humus. Lorsque je mourrai, je crois que je demanderai qu’on m’apporte cette terre vive une dernière fois, pour fermer les yeux, sentir ce parfum puissant et naître de nouveau.

Dans les prochaines semaines, le Pape François publiera une encyclique qui génère une grande expectative, puisque, apparemment, il condamnera avec force l’exploitation impie de la terre par un système économique pour lequel, afin de maintenir une croissance basée sur une consommation démentielle, il n’importe pas de rester sourd aux avertissements et aux clameurs des prophètes et des sages de tous les temps, de Lao-Tsé à saint François d’Assise, de Rousseau à Gabrielle Mistral. La puissance la plus prédatrice et consommatrice de toutes – les Etats-Unis – fera sûrement encore la sourde oreille à cet appel. Quel paradoxe, pour le pays de David Thoreau, l’homme qui s’en fut vivre dans les bois et nous invita à revenir à notre maison, la nature.

En ces jours de sécheresse alarmante, durant lesquels nous sentons combien le désert avance et l’air se fait irrespirable, il ne nous reste qu’à embrasser la terre miraculeuse et à l’arroser de nos larmes, comme Aliocha. Mes enfants continuent de prier la terre avec beaucoup de foi, chaque jour, et je m’accroche à cette foi que je préfère au désespoir stérile que les croyants de la religion du dieu Argent ont semé pour des millénaires dans notre conscience. »

Traduction : Denis Cardinaux
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1 Commentaire

  1. Bio

    Décidément notre Cristian national a le talent pour nous faire sentir le bon humus, la vraie humilité, le magnifique sens de l'humain et donc de Dieu! Merci mon Dieu pour ce journaliste éclairé et intelligent qui fait décoller la presse écrite en sachant donner à la parole sa mission d'éducation, éducation de nos pauvres intelligences bien bléssées et ainsi retrouver peu à peu le sens de la beauté dans la Création. Bendicion!

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