Nous commençons notre pélérinage du Carême. La prière de saint Ephrem, citée par Alexandre Schmemann, fait état de 4 maladies spirituelles fondamentales : la paresse, le découragement, la soif de domination et les vains bavardages. On en retrouvera la description dans l‘article publié précédement. A ces quatre maladies répondent quatre fruits du carême, temps de jeûne, de prière et d‘aumône : la chasteté, l‘humilité, la patience et la charité.
Lire les articles précedents du Père Alexandre Schmemann sur le carême :
La chasteté. Si l’on ne réduit pas la chasteté, comme on le fait souvent de façon erronée, à son acceptation sexuelle, la chasteté peut être considérée comme la contrepartie positive de la paresse. La traduction exacte et complète du terme grec sophrosyni et du russe tsélomoudryié (целомудрие) devrait être : « totale intégrité ». La paresse est avant tout dispersion, fractionnement de notre vision et de notre énergie, incapacité à voir le tout. Son contraire est alors précisément l’intégrité. Si par le terme de chasteté, nous désignons habituellement la vertu opposée à la dépravation sexuelle, c’est que le caractère brisé de notre existence n’est nulle part ailleurs plus manifeste que dans le désir sexuel, cette dissociation du corps d’avec la vie et le contrôle de l’esprit. Le Christ restaure en nous l’intégrité et il le fait en nous redonnant la vraie échelle des valeurs, en nous ramenant à Dieu.
Le premier fruit merveilleux de cette intégrité ou chasteté est l’humilité. Elle est par-dessus tout la victoire de la vérité en nous, l’élimination de tous les mensonges dans lesquels nous vivons habituellement. Seule l’humilité est capable de vérité, capable de voir et d’accepter les choses comme elles sont et donc de voir Dieu, sa majesté, sa bonté et son amour en tout. C’est pourquoi il nous est dit que Dieu fait grâce à l’humble et résiste au superbe (Pr 3,34 ; Jc 4,6 ; 1P 5,6).
La chasteté et l’humilité sont naturellement suivies de la patience. L’homme « naturel » ou « déchu » est impatient parce que, aveugle sur lui-même, il est prompt à juger et à condamner les autres. N’ayant qu’une vision fragmentaire, incomplète et faussée de toutes choses, il juge tout à partir de ses idées et de ses goûts. Indifférents à tous, sauf à lui-même, il veut que la vie réussisse ici-même et dès maintenant. La patience, d’ailleurs, est une vertu véritablement divine. Dieu est patient non pas parce qu’il est « indulgent », mais parce qu’il voit la profondeur de tout ce qui existe, parce que la réalité interne des choses que, dans notre aveuglement, nous ne voyons pas, est à nu devant lui. Plus nous nous approchons de Dieu, plus nous devenons patients pour tous les êtres, qui est la qualité propre de Dieu.
Et enfin, la couronne et le fruit de toutes les vertus, de toute croissance et de tout effort, est la charité, cet amour qui ne peut être donné que par Dieu, ce don qui est le but de tout effort spirituel, de toute préparation et de toute ascèse.
Tout ceci se trouve résumé et rassemblé dans la demande qui conclut la prière de Carême et dans laquelle nous demandons « de voir mes fautes et de ne pas juger mon frère ». Car, finalement, il n’y a qu’un danger : celui de l’orgueil. L’orgueil est la source du mal et tout mal est orgueil. Pourtant, il ne me suffit pas de voir mes propres fautes, car même cette apparente vertu peut tourner en orgueil. Les écrits spirituels sont remplis d’avertissements contre les formes subtiles d’une pseudo-piété qui, en réalité, sous couvert d’humilité et d’auto-accusation, peut conduire à un orgueil vraiment diabolique. Mais quand nous « voyons nos propres fautes » et « ne jugeons pas nos frères », quand, en d’autres termes, chasteté, humilité, patience et amour ne sont plus qu’une même chose en nous, alors et alors seulement, le dernier ennemi – l’orgueil – est détruit en nous.
Après chaque demande de la prière, on se prosterne. Ce geste n’est pas limité à la prière de saint Éphrem, mais constitue une des caractéristiques de toute la prière liturgique quadragésimale. Ici, cependant, sa signification apparaît au mieux. Dans le long et difficile effort de recouvrement spirituel, l’Église ne sépare pas l’âme du corps. L’homme tout entier, dans sa chute, s’est détourné de Dieu ; l’homme tout entier devra être restauré ; c’est tout l’homme qui doit revenir à Dieu. La catastrophe du péché réside précisément dans la victoire de la chair – l’animal, l’irrationnel, la passion en nous, – sur le spirituel et le divin. Mais le corps est glorieux, le corps est saint, si saint que Dieu lui-même s’est fait chair (Jn 1,14). Le salut et le repentir ne sont donc pas mépris ou négligence du corps, mais restauration de celui-ci dans sa vraie fonction en tant qu’expression de la vie de l’esprit, en tant que temple de l’âme humaine qui n’a pas de prix. L’ascétisme chrétien est une lutte, non pas contre le corps mais pour le corps. Pour cette raison, tout l’homme – corps, âme et esprit – se repent. Le corps participe à la prière de l’âme, de même que l’âme prie par et dans le corps. Les prosternations, signes psychosomatiques du repentir et de l’humilité, de l’adoration et de l’obéissance, sont donc le rite quadragésimal par excellence.