de Denis Cardinaux 8 octobre 2011
La poésie est à l’honneur au Prix Nobel de Littérature 2011, avec la récompense de l’œuvre de Thomas Tranströmer, suédois né en 1931 à Stockholm « car, explique l’Académie, par des images denses, limpides, il nous donne un nouvel accès au réel [1] ».
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Psychologue de profession, pianiste amateur, le poète Tranströmer jouit depuis longtemps d’une grande réputation internationale. Traduit en cinquante-trois langues, c’est un poète « incontournable » selon Joseph Brodsky qui avouait lui avoir volé plus d’une métaphore. Ce n’est que tardivement qu’il apparaît au grand public français avec la parution de ses œuvres complètes en 2004 chez Gallimard malgré les éditions de quelques recueils aux Editions Castor Astral.
S’il publie son premier recueil à l’âge de treize ans, ce talent précoce ne fera que se confirmer par la suite. Son recueil le plus connu paraitra en 1974, sous le titre de Baltique. Il sera récompensé par un grand nombre de prix. Après un accident vasculaire en 1990 qui le fait souffrir d’aphasie, il se retire dans une île isolée et continue son travail d’écrivain, avec des poèmes qui adoptent le style des Haï Kaï tout en se consacrant au piano. Paraissent alors, entre autre, Funeste Gondole (1996) et La grande énigme (2004).
Des impressions qui restent d’une lecture ancienne : une écriture empreinte d’expériences concrètes, accessible, mais profonde, métaphysique car elle s’ouvre à la densité des choses, à des mousses humides, à la lumière dans les arbres, aux archipels, à des galets, à des sensations d’aiguilles de pin, à des notes de piano… Au fond, des mots qui deviennent une langue, le vecteur, non tant des idées que de l’échange :
« Las de tous ceux qui viennent avec des mots
Des mots, mais pas de langage,
Je partis pour l'île recouverte de neige.
L'indomptable n'a pas de mots!
Ses pages blanches s'étalent dans tous les sens.
Je tombe sur les traces de pas d'un cerf dans la neige
Pas des mots, mais un langage. »
Un des apports de cette œuvre majeure réside peut-être dans le fait que cette qualité de présence à la nature – à quoi la poésie est souvent réduite – accueille tout aussi bien la réalité de l’homme contemporain et la multiplication des désignations de la vie quotidienne :
ESPRESSO [2]
Le café noir du service en terrasse
aux tables et aux chaises aussi gracieuses que des insectes.
Ces gouttes précieuses et captées
ont le même pouvoir qu’un Oui ou un Non.
On les sort du fond de bistrots obscurs
et elles fixent le soleil sans ciller.
Dans la lumière du jour, un point d’une noirceur bienfaitrice
qui se répand très vite dans un hôte blafard.
Il rappelle ces gouttes de noire clairvoyance
que l’esprit happe parfois et
qui nous donnent une bourrade salutaire : vas-y!
Une exhortation à ouvrir les yeux.
Certes, ouvrir les yeux, mais ce n’est pas sans prendre acte de la situation de l’homme. En effet, la modernité est une forêt, dans laquelle on se perd : « Nous sommes des somnambules. Des lunes à la dérive. » écrit-t-il dans De la montagne. Ainsi, le regard cherche-t-il dans sa solitude, son l’errance, dans la dépossession de ses certitudes, presque dans un aveuglement, ce point de réel qui permettra à sa liberté de s’ouvrir, et d’entrer dans un dialogue fécond avec ce qui est.
DE LA MONTAGNE [3]
Je suis sur la montagne et contemple la baie.
Les bateaux reposent à la surface de l'été.
« Nous sommes des somnambules.
Des lunes à la dérive. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
« Nous errons dans une maison assoupie.
Nous poussons doucement les portes.
Nous nous appuyons à la liberté. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
J'ai vu un jour les volontés du monde s'en aller.
Elles suivaient le même cours ― une seule flotte.
« Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.
Sur ce lien, son traducteur français lit des poèmes.
Commander l'Œuvre complète :
[1] http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2011/transtromer.html
[2] «Espresso » tiré du recueil «Ciel à moitié achevé» (Den halvfärdiga himlen) de 1962, http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/28304
[3]
Tomas Tranströmer, Baltiques, Œuvres complètes 1954-2004, Gallimard, Collection Poésie, 2004, page 96. Traduit du suédois et préfacé par Jacques Outin. Postface de Renaud Ego. © Le Castor Astral, 1996 et 2004, pour la traduction française.
Il est doux de voir qu'une telle quête, celle d'un peut plus d'être, est récompensée… Merci pour cet article qui donne envie d'en savoir davantage sur ce nouveaux prix nobel.
De fait, des critiques déplorent cette récompense car il leur semble que la poésie est dérisoire à côté de beaucoup d'autres secteurs d'activité qui ont des répercutions plus flagrantes.
C'est, à mon avis, oublier ce qui se joue ici. Il est bon que de petits territoires soient préservés où l'on sache reconnaître la grandeur de cette tentative de renouer la langue avec le réel.
Nous avons plus que jamais besoin de ces sentinelles de la gratuité.