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André Tarkovski, de l’Enfance d’Ivan au Sacrifice

de Steve Rotsaert            28 décembre 2011

Il y a vingt-cinq ans, dans la nuit du 28 au 29 décembre 1986, le cinéaste russe André Tarkovski quittait ce monde à Paris après avoir passé ses dernières années de vie en exil en Occident. Cet artiste à l'écoute du cœur de l'homme, de sa soif de connaissance et de liberté était un précurseur dans l'art du cinéma.  Il nous laisse sept films à voir et revoir, L'Enfance d'Ivan, Andrei Roublev, Solaris, Le Miroir, Stalker, Nostalghia, Le Sacrifice.


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Quelques repères biographiques

Aux prémisses du parcours d'Andrei, il y a sa famille, originaire du Daghestan dans le Caucase. Son  père Arseni Tarkovski est poète et traducteur de langues orientales. Il quitte sa femme quand Andrei a trois ans et sa sœur un an et demi. Lorsqu'éclate la guerre, la famille est évacuée à Iourevets et vit des années très dures où ils peinent à se nourrir et se vêtir. Andrei Tarkovski contracte la tuberculose à onze ans et doit passer un an à l'hôpital pour en guérir. En parlant de son enfance, il dit qu'il « aimait et admirait son père », mais qu'il devait « tout à sa mère, qui cherchait à comprendre ses enfants et à développer leurs dons » [i]. Andrei Tarkovski cherche longtemps sa vocation et sa place dans l'existence. En même temps que ses études secondaires, il suit des cours de peinture et de musique. Il s'inscrit ensuite à l'institut d'Etudes orientales où il étudie l'arabe pendant deux ans, puis il part deux années en Sibérie accompagner une expédition de géologues. A son retour, il s'inscrit au VGIC, l'institut de cinéma de Moscou. Durant quatre ans, il y a pour maître Mikhaïl Romm qui n'impose pas sa vision du monde à ses élèves et les aide à se développer spirituellement. Il cultive sa passion pour l'image devant les films de Misoguchi, Kurosawa, De Sica… En 1962, il réalise son premier long métrage L'enfance d'Ivan. L'histoire est tirée d'un modeste roman dont il va parvenir à  exprimer les profondeurs en y mêlant ses propres souvenirs et ses rêves. Le film reçoit bien plus qu'un bon accueil : huit prix internationaux dont le Lion d'Or à Venise. Tarkovski a trente ans, son cinéma se révèle prometteur et très singulier.

Cependant, le régime soviétique ne le comprend pas et n'approuve pas sa démarche d'artiste qui veut construire des films personnels. Ainsi, dès son second film, Andrei Roublev (1966), les autorités envisagent la destruction du film. A partir de là, elles n'ont de cesse de persécuter l'artiste : les dirigeants du cinéma national censurent ou amputent ses films, ne lui transmettent pas les invitations et propositions de collaboration à l'étranger alors qu'ils profitent des gains de ses films pour en promouvoir d'autres plus « soviets ». Ils tentent même d'orienter le vote contre Tarkovski lors du Festival de Cannes de 1983 en introduisant une personne dans le jury. De tout ceci, Tarkosvski souffre profondément, un combat entoure chacune de ses productions et démontre la force et la profondeur de son attachement à son pays. Ce n'est que bien plus tard qu'il opte pour l'exil en occident, après avoir tourné Nostalghia (1983) en Italie, il annonce qu'il restera à l'Ouest le 10 juillet 1984. Mais son fils âgé de quatorze ans ne reçoit pas d'autorisation pour le rejoindre, ils seront réunis seulement quelque temps avant la mort du cinéaste.

Le poète et le don reçu

Tarkovski est conscient d'avoir reçu un véritable don, en témoigne la beauté de son second film, André Roublev classé dans les dix plus beaux films du septième art, qui conte l'itinéraire d'un moine russe peintre d'icônes dans la Russie entre 1400 et 1423.

Une des scènes emblématiques du film met en images l'histoire de Borischka, (ce jeune garçon qui doit fondre une cloche synonyme de renaissance après les ravages de la peste et sur qui repose tout l'espoir du village puisque son père le maître fondeur est parti après avoir initié son fils). Cette scène unique par ses plans sur les personnages pris du ciel, capte la tension dramatique en cet instant où Borischka fait preuve d'un courage inouï pour diriger de main de maître les hommes à l'ouvrage, sachant que, s'il échoue, il sera décapité. Le battant de la cloche est mis en branle et donne un son parfait. Borischka se jette à genoux au pied de Roublev et lui avoue en pleurs que son père ne lui a rien transmis comme secret de fabrication. Devant tant de foi, Roublev rompt son vœu de silence.

D'où peut bien provenir une conception si personnelle et si libre du cinéma capable de nous émouvoir par la grâce d'un récit itinérant sur la vie d'un moine russe ? Des éléments sont à rechercher dans la conception même du cinéma pour Tarkovski, cet « un art qui n'a pas encore atteint l'entièreté possible de son expression » (… ) « encore trop dépendant de la littérature, de la peinture alors qu'il est un moyen d'expression unique » [ii]. Dans sa conception, l'image artistique et les chefs d'oeuvre vont naître du désir d'exprimer un idéal : le fini a la capacité de représenter l'Infini. L'artiste est alors celui qui a reçu le don de saisir, au travers de son propre regard et de ses perceptions, les différentes facettes de la réalité. Ce regard capable d'aller dans les profondeurs de la réalité pour en  extraire la vérité est compris par Tarkovski comme un don reçu au service de l'humanité. Ce regard n'est pas un interdit à ce qui serait subjectif : « S'il aime la vie, s'il ressent comme un besoin de la connaître, de l'améliorer, de la rendre plus précieuse, alors il n'y a pas de danger à ce que la réalité passe par le filtre des visions subjectives et des états d'âme de l'auteur ». Une des forces de Tarkovski est de parvenir à utiliser des visions personnelles, comme ses rêves, pour toucher notre intériorité. Pour cela l'artiste doit partir d'une base morale solide afin de se protéger de trop de subjectivité. De même, au sujet de l'utilisation des moyens techniques du cinéma, il n'y a pas non plus à avoir peur d'une plus grande liberté que ceux-ci procurent, si l'artiste est un « serviteur éternellement redevable du don qu'il a reçu comme par miracle »[iii].

Une démarche poétique et spiriturelle

Par son approche, Tarkovski invite le metteur en scène à respecter la vie, le caractère de chacun des personnages afin que l'oeuvre bouleverse par sa véracité. En recherchant toujours plus l'unité entre l'idée et la forme, il ouvre une démarche poétique du cinéma : la poésie est proche de la vie. Elle se présente comme le langage  pour évoquer notre condition de vie sur terre, nos drames et nos rêves.

Elle est aussi la seule qui mette le spectateur et le réalisateur sur un pied d'égalité car l'image est transmise par l'artiste sans qu'il en détienne d'emblée tout le sens. Tarkovski a fait éclater le plan, il y a dans ses images une profusion du mystère, pas de symboles, pas de discours, mais il utilise la terre, l'eau, le feu pour faire vibrer, atteindre notre sensibilité, induire un état de réceptivité. L'artiste est alors un instrument guidé par son regard, ses perceptions, appelé à transmettre les liaisons subtiles et les phénomènes profonds de la vie. Pour Tarkovski, l'artiste est un explorateur de la vie et des profondeurs, il a reçu la mission de servir la spiritualité, le don qu'il a reçu est au service de l'âme. Le but de l'art fait écho au prophète, il pose la question du sens de notre existence, de notre raison de vivre sur terre. Pour se faire il ne s'agit pas d'enseigner, mais de bouleverser, d'émouvoir.

Le Sacrifice

Le Sacrifice (1986) est son septième et dernier film ,« encore une prière »[iv].

Une catastrophe nucléaire mondiale survient au moment où Alexandre se trouve réuni en famille à l'occasion de son anniversaire. Il fait le voeu d'offrir ce qu'il a de plus cher si tout revient comme avant. Alexandre est l'homme à la croisée des chemins : continuer son existence dans un monde soumis aux technologies nouvelles et à l'accumulation des biens matériels, ou trouver la voie vers une responsabilité spirituelle.

Cette œuvre riche et complexe est née d'un désir de raconter l'histoire d'un homme capable de sacrifier sa situation et son nom pour aider son prochain, un geste souvent perçu comme absurde ou maladroit. D'un point de vue esthétique, tout le film est construit pour en faire une parabole. Bien plus encore que dans ses précédents films, Tarkovski s'attache à unir toute les scènes dans un sens poétique. La narration s'éloigne du récit linéaire pour former un tout organique où les séquences se lient dans un profond mystère et laisse une liberté plus grande à l'interprétation du spectateur. Certes, un effort est demandé à celui-ci pour regarder ce film, cependant il ouvre à la possibilité pour le spectateur d'être ébranlé par la beauté. Le début du film est bouleversant : il montre Alexandre et son fils plantant un arbre, en lui racontant l'histoire d'un vieil homme qui avait planté un arbre et l'arrosait chaque jour. Un beau jour, celui-ci revient et l'arbre est couvert de fleurs. Cette séquence est accompagnée de La Passion selon Saint Mathieu de Bach. Serait-ce une métaphore pour évoquer la foi ? Ou encore la dernière scène, un des plus long plan-séquences du cinéma qui montre l'incendie de la maison d'Alexandre, celui-ci se meut de tous côtés, vers chacun des protagonistes du film et les implore, tente de leur échapper avant d'être enlevé pour rejoindre l'ambulance qui le ramènera à l'asile psychiatrique.

Tarkovski se livre entièrement sur le tournage du Sacrifice, il est dépassé par ce qu'il a créé, l'histoire d'Alexandre est aussi une prophétie pour la vie d'Andrei : il est atteint d'un cancer au poumon. Le cinéaste doit s'en remettre à son Créateur, il le fait dans la confiance, habité par une grande espérance comme en témoigne les images de Chris Marker[v] où Tarkovski est alité  entouré de sa femme et son fils. « Tarkovski est malade, il est même mourant – mais il sourit. (…) Pâle et émacié, sa vitalité ne laisse de surprendre. Concentré, volubile, rieur dynamique, il est ce même homme qui, quelques mois plus tôt, sur l'île suédoise de Gotland, se donnait corps et âme au tournage de son dernier film Le Sacrifice. »[vi]


[i] Le Temps Scellé, Andrei Tarkovski, Editions Cahiers du Cinéma, 1989
[ii] Le Temps Scellé, Andrei Tarkovski, Editions Cahiers du Cinéma, 1989
[iii] Le Temps Scellé, Andrei Tarkovski, Editions Cahiers du Cinéma, 1989
[iv] Le Temps Scellé, Andrei Tarkovski, Editions Cahiers du Cinéma, 1989
[v] Une journée d'Andrei Arsenevitch, Chris Maker – Cinéma de notre tems – DVD, 1999
[vi] http://krotchka.wordpress.com/2008/11/24/lautre-et-le-reflet-jeu-de-miroirs-sur-loeuvre-de-tarkovski/

 

 

 

 

 

 

 

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2 Commentaires

  1. Denis

     
    Merci pour cet article qui nous rappelle ce don immense qu'est l'oeuvre de Tarkovski. 
    "L'artiste est un serviteur, éternellement redevable du don qu'il a reçu comme par miracle. Mais l'homme contemporain ne veut pas du sacrifice, alors qu'il est l'unique vrai moyen de s'affirmer. Il l'a oublié, et perd de ce fait peu à peu le sens de sa vocation d'être humain." A. Tarkovsky 
     
     
     

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