J’aime la peinture de Chaïm Soutine. Il est sûrement un des peintres que je trouve le plus bouleversant. Sa peinture s’aventure dans un monde mouvant, avec un caractère des plus résolu et authentique, à la recherche d’un point solide qui semble n’être jamais atteint. Sur certaines toiles, cette quête semble de l’ordre de la survie. Une irréconciliable déchirure s’exprime sur ses toiles, et cela, quelqu’en soit le sujet. À son propos, des témoins ont pu raconter l’anecdote qui suit (je cite de mémoire). Nous sommes en France. Partis de bon matin aux champs, quelques travailleurs remarquent sur le bord d’un chemin, le peintre avec son matériel, assis. Le soir venu, et rebroussant chemin après leur journée de labeur, ils croisent de nouveau l’artiste, au même endroit, toujours assis. Le matériel semble n’avoir pas été déballé, les toiles sont vierges. Ils s’étonnent et osent questionner cette étrange attitude. Chaïm Soutine affirme « attendre que le vent se lève! »
Jour de vent à Auxerre – Chaïm Soutine
Cette petite histoire me semble profondément significative. L’artiste (né dans une famille juive d’origine Russe) préfère attendre une journée entière sans produire quoi que ce soit, plutôt que, d’une certaine manière, prendre l’initiative de l’œuvre. C’est comme s’il savait de source sûre, d’expérience peut-être, que rien de bon ne pourrait venir sur la toile sans qu’un évènement extérieur n’intervienne et s’invite à l’action du peintre. Il aurait pu s’appuyer sur sa technique de peinture, couvrir quelques espaces, et au moins ne pas repartir les mains vides… Il aurait pu, et pour coller à son « style », dérégler sur je ne sais quel principe l’immobile campagne ordonnée qui s’offrait à lui. Non, il attend que le vent se lève… Il attend que le vent se lève et cette attente improductive en dit peut-être davantage sur sa qualité d’artiste que tous les tableaux qu’il a déjà réalisés. Il ne cherche pas à « fabriquer » quelque chose, il veut recevoir… C’est dans ces imprévisibles tournoiements du vent, dans cette violence faite aux éléments, dans cette insaisissable fulgurance qu’il perçoit l’immensité qu’il cherche à fixer. Jamais une idée, fusse-t-elle géniale, ne saurait remplacer la manifestation de l’infini dans le créé.
La femme folle de Chaïm Soutine. Source : Internet
Renoncer à avoir une idée, y renoncer même lorsqu’elle surgit, y renoncer surtout si elle est bonne, et cela au seul profit d’une présence pauvre, discrète et qui le plus souvent passera inaperçue, n’est pas chose naturelle. Cela ne va pas de soi. Cela témoigne que l’homme a vu, a expérimenté quelque chose de supérieur à lui, à ce qui peut sortir de sa seule personne, de sa seule affectivité, de sa seule intelligence. Cela ne va pas de soi, parce que cela demande du courage et de la liberté, de renoncer à un bien que l’on tient pour un autre improbable. C’est remonter la rivière (j’allais dire La Fontaine) à contre-courant que de nager à rebours les flots qui toujours répètent « qu’un tien vaut mieux que deux tu l’auras »… Pour prendre ce genre de risque, il faut avoir perçu l’inestimable perle, avoir vu en elle le seul éclat pour lequel il est raisonnable de tout quitter, d’affirmer de tout le poids de sa vie que cela en vaut la peine, et seulement cela!
Tableau à l’huile de Frédéric Eymeri – CONTENANTS – 46 x 38 cm
Il s’agit d’être maintenant le passage (et cela davantage que le passeur) d’une inqualifiable présence. Il s’agit de changer de dimension, d’abandonner le monde des idées, le monde de « l’artiste qui s’exprime » pour celui de l’objectivité du modèle, de l’expressivité du modèle et donc du modèle qui s’exprime lui-même dans une nudité déroutante. Il s’agit pour l’artiste de n’être plus source créatrice, mais d’accompagner une source existante à s’exprimer dans une œuvre. Il s’agit de passer du monde du concept à celui de la présence, de descendre du monde de l’intellect cérébral à celui du cœur. Il faut que ce qui est perçu devienne sensation, d’une certaine manière, que la vue devienne touché…
Il est une façon de construire un tableau qui ressemble à l’élaboration d’un exposé didactique. Les éléments constitutifs de la future toile (si l’on reste en peinture) vont être utilisés en fonction d’un but défini. Il est une multitude d’œuvres dans l’histoire de l’art qui peuvent illustrer cela. C’est ce que je nomme le « symbole fabriqué ». Pas plus tard que ce matin, j’ai, sur un ensemble d’objets disposés rapidement la veille en vue d’une nature morte, rajouté un petit personnage, un jouet en plastique dont les cheveux manquent, si bien qu’on voit l’intérieur vide de son crâne de plastique. J’ai allongé la figurine proche des contenants. Aussitôt, l’ensemble qui la veille m’avait étonné par la qualité de sa présence, changeait, par ce simple ajout, du tout au tout! Le petit bonhomme, allongé comme mort, la béance de sa tête offerte à la vue, attirait l’attention plus que l’ensemble des objets réunis. Un symbole naissait sous mes yeux, un vanité des plus moderne exprimée par la seule force d’un playmobil disloqué. Les vases, bols et autres objets, humbles et obéissants, s’orientaient vers cette idée introduite. Ils soutenaient que l’homme, ce souffle d’un instant maintenant allongé, sorte de réceptacle vide comme eux, n’avait qu’un temps. De plus, la modernité de l’objet mêlée au caractère antique de la composition proposait dans un contraste des plus saisissant une multitude de significations dont je vous fait grâce. Il est à noter que ce genre de toile eut été très « appréciée » dans les salons où l’on se vente d’esprit. Vanité, tout est vanité… Et celle-ci n’attendait plus que ma signature, que mon immodestie (soyons honnête) lui aurait sûrement offerte, si je n’avais constaté cette légère tristesse, cette perte de mon enthousiasme de la veille. Je m’asseyais le temps de la réflexion et constatais bien vite qu’il s’agissait d’accepter de perdre la force tranquille de quelques objets. Le vide contenu et désignant l’objet ne disait plus l’infini ; cet espace tranquille que circonscrit la matière taisait maintenant l’immobile. Soudain il s’ordonnait à mon idée. J’avais conscience, clairement conscience, de détourner à mon profit un langage écrit par un autre. L’idée était superbe, (sûrement elle venait de moi), mais ne fallait-il pas laisser s’exprimer le langage natif de la matière et des objets? Certes, il parlait moins fort et d’un effet moins immédiat, mais il parlait vraiment. Il parlait à moins de monde peut-être, mais à ceux qui entendent la musique silencieuse des choses il importe davantage d’être nourrit en temps et en heure. Il me fallait accepter que quelques objets, « cela suffit ».
Accepter le « cela suffit », cet espèce de « minimalisme positif », (non par le refus de ce qui vient d’en bas), mais orienté vers la mystérieuse présence qui efface le néant semble être maintenant la seule option raisonnable. Cette once de matière qui affirme que le vide n’est pas et que cela est bon, ce simple bol qui éteint le silence en l’employant comme son propre langage. Ce potentiel d’étonnement inouï disparaît sitôt qu’on tente de le faire cohabiter avec un « symbole fabriqué ». Il ne disparaît pas dans un scandale bruyant, mais dans une soumission silencieuse à celui qui l’asservit. L’objet fait ce qu’on lui dit, mais attention : la porte d’entrée du trésor de la connaissance reste cachée à qui veut la forcer. Les suiveurs de M. Duchamps « créent » des œuvres et écrivent des manifestes (parfois) d’une grande intelligence. Cela est souvent remarquable (et toujours remarqué). Ce faisant, au fil des ans, épousant l’idée de plus en plus intimement, ils divorcent d’avec la matière, puis, conséquence inexorable, d’avec l’esprit. Ils produisent des symboles fabriqués qui, issus de quelques principes semblables, forment un monde à l’unité apparente. Cela est lisse et cohérent, mais c’est un singe à la connaissance réelle, celle qui s’enracine dans l’amour de l’être. Ils attisent la fascination pour le néant. La « symbolique fabriquée » crée son propre langage, le langage de celui qui la fabrique. Le « symbole natif », le signe vrai, parle son propre langage, le langage de celui qui, ex nihilo, dit une parole, l’insère avec sa propre dynamique dans notre espace temps. Le premier dit l’idée, le deuxième affirme une présence. Le premier parle à haute voix, et s’il se tait il disparaît. Le second est de silence et s’efface sitôt que l’on tente de lui faire hausser le ton.
Tableau à l’huile de Frédéric Eymeri – DÉVOILEMENT (8) – 46 x 38 cm
J’écris cela car je crois qu’il y a ici une prise de conscience à avoir, et en tant qu’artiste, un choix à faire. Ce choix s’exprime très concrètement. « Vais-je rajouter ce petit personnage? » Vais-je choisir de m’exprimer moi-même et de construire un monde d’idées, ou vais-je tenter de laisser la présence des choses s’exprimer même si je dois attendre… que le vent se lève!