En ce début du temps de l’Avent, nous vous proposons de méditer sur la figure de Saint Jean le Baptiste à travers ce texte du Cardinal Jean Daniélou, tiré de son livre « Jean-Baptiste, témoin de l’Agneau » .
Vierge à l’enfant et Saint Jean-Baptiste. (Source)
La naissance de Jean est une œuvre de la puissance de Dieu. Sa mère, Elisabeth, était stérile, mais la prière de Zacharie fut exaucée. Et c’est à propos de la naissance de Jean que Gabriel dira à Marie : « Rien n’est impossible à Dieu » [1]Lc 1, 37 . Certes, la naissance de Jésus sera une œuvre infiniment plus grande de la puissance de Dieu. C’est d’une vierge que le Verbe créateur, qui avait formé Adam de la terre vierge du Paradis, viendra ressaisir la race d’Adam pour l’introduire définitivement dans le Paradis. Mais il n’en reste pas moins que la naissance de Jean est une œuvre de la puissance de Dieu, qu’elle inaugure les mirabilia Dei qui vont désormais remplir l’histoire du salut.
La signification de cette préparation nous est donnée par l’Évangile même. C’est pour appuyer l’acte de foi qu’il demande à Marie que l’ange lui annonce ce que Dieu a déjà accompli en Elisabeth. Ainsi ce qui s’accomplira en elle n’est pas sans précédent. L’histoire de Jean dispose les cœurs à l’histoire de Jésus en les accoutumant aux mœurs de Dieu. Ce n’est pas seulement par ses paroles, comme prophète, c’est par sa vie même, comme précurseur, que Jean prépare Jésus. Il appartient au même ordre de réalité, celui de l’action de Dieu dans l’histoire. Et il accoutume les hommes à les reconnaître.
L’Avent apparaît ainsi comme une pédagogie de la foi. La foi ne consiste pas à croire que Dieu existe, mais que Dieu intervient dans l’histoire. Et c’est cela qui apparaît invraisemblable à l’homme. Qu’au cœur de la trame des événements ordinaires, au milieu des déterminismes des faits physiques, de l’enchaînement des faits sociologiques, il y ait des irruptions de Dieu, des actions proprement divines, où Dieu crée, visite, sauve, voilà ce que les hommes ne peuvent admettre. Et il est vrai qu’aucune raison ne permet de le justifier. Mais c’est cependant par là que se dévoile à nous le Dieu vivant, celui qui vient, qui entre avec nous dans un rapport personnel et qui rejette bien loin le Dieu abstrait des déistes, celui que seule la raison atteindrait. L’objet même de la foi est que le Verbe se soit fait chair, que le Verbe par qui tout a été créé et auquel tout est à chaque instant suspendu, soit né d’une femme et ait habité parmi nous.
C’est l’affirmation chrétienne dans tout son paradoxe. Pour que les hommes puissent y adhérer comme à la certitude la plus assurée, Dieu y dispose leurs cœurs en leur montrant que cette action décisive n’est pas isolée mais qu’elle est le sommet de toute une histoire sainte qui la précède et dans laquelle le Verbe est déjà venu chez les siens.
Avec Jean – et c’est sans doute le trait le plus frappant – c’est déjà la joie qui est donnée, non la joie humaine mais la joie messianique, ce que Siméon appelait « la consolation d’Israël ». L’ange dit à Zacharie : « Il sera pour toi joie et exultation et beaucoup se réjouiront en son nom » [2]Lc 1, 14 . Cette joie qu’il donnera, lui-même en est rempli. Lors de la Visitation de Marie, Jean est rempli de l’Esprit et exulte dans le sein de sa mère. C’est la proximité de Jésus qui suscite en lui la joie, cette joie que seul donne le Verbe quand il touche le cœur au-delà de toutes les choses créées et leur fait sentir la béatitude qu’il est lui-même et qu’il communique.
Ici encore, la joie de Jean n’est pas une conséquence seconde. Elle est la substance même de son être touché par la joie divine, témoignant de cette joie, caché dans cette joie. Il exulte déjà de l’événement qui vient. Car Celui qui vient et qu’il prépare est Celui qui donnera aux siens la joie que le monde ne saurait donner et qui est au-delà de tout sentiment. Comme il préparait les cœurs à l’acte héroïque de la foi, il les prépare aussi à porter le poids presque trop lourd de la joie, il accoutume les cœurs comme habitués au désespoir, à s’ouvrir au bonheur que Dieu donne. Et ce n’est pas sans raison que l’oraison de sa fête nous fera demander la joie spirituelle.
Cette joie éclate avant tout dans sa nativité. Elle est comme une aurore. Elle sera ensuite comme cachée quand il s’enfoncera dans l’obscurité, de peur que son propre éclat ne retienne les cœurs et ne les empêche de s’ouvrir à Celui qui seul apporte la joie – et de qui lui-même l’a reçue comme par un don anticipé. Par là encore, il témoigne de Celui qui vient, ne retenant rien pour lui « qui n’est pas la lumière, mais celui qui rend témoignage à la lumière ». Mais il ne rend témoignage à la lumière que dans la mesure où lui-même est éclairé par elle et exulte de la saluer à son lever.
Prophète, précurseur, Jean accomplit finalement sa mission : préparer les voies à la Gloire de Celui qui vient dans le désert. L’événement eschatologique est proche. Le Verbe de Dieu va venir au-devant de l’homme, sa créature. Il est le Verbe tout puissant. « Les nations sont auprès de lui comme une goutte d’eau » [3]Is 40, 15 . Il va venir, comme un pasteur, paître son troupeau, rassembler les brebis, porter les agneaux dans ses bras [4]cf. Is 40, 11 . Il vient visiter les siens. Et cette heure décisive de l’histoire, le kairos par excellence, est toute proche désormais. Jean est envoyé pour disposer les cœurs à accueillir le Seigneur.
Son message sera un message de conversion : « Il marchera devant le Seigneur pour convertir les cœurs des pères vers les enfants et les incrédules à la prudence des justes » [5]Lc 1, 17 . Car les hommes se sont détournés de Dieu. L’antique péché d’Adam continue de pulluler en eux. Or le péché d’Adam était la prétention de l’homme à se suffire : « Nous n’avons pas besoin de Dieu ». C’était la prétention de l’humanité d’assumer son destin et d’assurer son salut. Mais par là, l’homme se détruisait lui-même, s’il n’existe et s’il n’agit qu’en dépendance de la source divine dont il se reçoit et à laquelle il se rapporte. C’est dans ce monde pécheur que Dieu vient.
Ce monde, Jean est impuissant à le sauver. Même lui, le plus grand des prophètes, il sait la vanité de toute prédication. Il n’apportera pas une voie de sagesse. Il annoncera un événement. A ce monde pécheur, un salut va être donné. La délivrance est proche. Le Verbe de Dieu va ressaisir Adam et le rapporter au Père. En Lui, la communication entre l’homme et Dieu va être restaurée. Le règne de Dieu est proche. Dieu va régner souverainement, dans l’humanité de Jésus-Christ d’abord, tout entière rapportée à Lui; dans tout homme ensuite, qui pourra avoir sa part de ce salut réalisé en Jésus-Christ.
Mais encore faut-il accueillir ce salut. Jean ne demande pas au pécheur de ne pas être pécheur, car il a été « conçu dans l’iniquité ». Mais il lui demande de se reconnaître pécheur, de détester son péché et d’avoir soif d’être libéré du péché. C’est là la conversion première, qui ouvre le cœur et le dispose. Certes, cette conversion est déjà une grâce. Et en ce sens, Jean est instrument de la grâce. Mais cette grâce première conditionne la réception de la grâce. Il faut que cette grâce touche les cœurs pour les disposer à recevoir le Seigneur de la grâce. Or le cœur des hommes est dur. Ceux-ci sont engagés dans leurs cupidités et leurs haines. Ils sont habitués à leur misère et n’imaginent pas qu’il puisse y avoir autre chose. Ils ont presque peur d’être dérangés. Ils redoutent les exigences de l’amour. Ils se terrent dans leurs tanières comme Adam se cachait sous les arbres, quand la Gloire de Dieu vient. Ils préfèrent les ténèbres à la lumière.
C’est cette indifférence que Jean doit secouer. Là est le caractère tragique de sa mission. Lui est tout entier tendu vers Celui qui doit venir. Mais il faut soulever l’immense poids d’indifférence du monde qui l’entoure. Le témoin de la lumière est aux prises avec les ténèbres. L’Évangile de Jean est tout entier construit sur ce thème. Et il commence avec le Baptiste. Le témoin de la lumière est insupportable aux hommes des ténèbres parce qu’il vient les déranger. Ils s’arrangent si bien de ce monde du péché et n’aiment pas qu’on les inquiète. Jean, ici, apparaît terrible, terrible parce qu’il parle au nom des exigences de l’amour, terrible parce qu’il ne prend pas son parti de l’illusion où le monde vit enfermé et où le Prince de ce monde le tient enfermé, comme dans une prison magique.