La divine comédie a marqué la vie et les compositions musicales de Boris Ivanovich Tishchenko. Né en 1939 à Leningrad, Boris Tishchenko a vécu à l’époque soviétique qui utilisait comme slogan l’introduction de l’enfer de la divine comédie : « ici s’achève toute espérance », pour valoriser l’attitude matérialiste athée du bon communiste qui ne cherche pas de consolation en dehors ou au-delà de ce monde.
Boris Ivanovich Tishchenko (Source: Internet)
Boris Tishchenko fut élève, disciple et ami de Dmitri Chostakovitch, il s’inscrit dans la lignée historique Beethoven – Tchaïkovski – Mahler – Chostakovitch. Boris Tishchenko découvre la divine comédie grâce à ses amitiés avec Joseph Brodsky et avec la poétesse et philologue Olga Alexandrovna Sedakova qui publie clandestinement ses poèmes en Union Soviétique sous la forme de samizdats et traduit Dante, mais aussi François d’Assise, Rilke, Claudel, Paul Celan ou T.S. Eliot. Boris Tishchenko s’enthousiasme pour Dante, ce prophète persécuté : « De tels hommes, les génies et les prophètes nous sont donnés d’en haut pour qu’ils nous disent la vérité. Nous devons leur dire la vérité sur notre vie. L’enfer n’est pas un autre monde, mais c’est notre monde, le paradis est aussi notre monde, tout comme le purgatoire. Dante était un grand penseur et un grand compagnon de souffrance de notre vie, tout ce qu’il a vu, tout ce qui s’est passé, se passe et se passera. Aujourd’hui, 700 ans ont passé, mais Dante est l’auteur le plus actuel ».
Boris Tishchenko avoue avoir travaillé et médité 30 ans sur la divine comédie avant de se mettre au travail pendant 9 années pour composer son cycle de 5 symphonies. Autant dire que ces symphonies sont l’œuvre de sa vie. La divine comédie est aussi et surtout le chemin qui lui a permis de se libérer des griffes du marxisme et l’a conduit jusqu’au baptême qu’il recevra quelques mois avant sa mort en 2010.
De son vivant, Boris Tishchenko n’a jamais eu de succès avec ce travail colossal, les communistes avaient perçu le côté subversif et spirituel de sa musique et à l’Ouest il était méconnu ou méprisé comme soviétique. Il a ainsi été libéré de la course au succès comme il le dira lui-même : « C’est la composition la plus importante et j’ai toujours peur de la publier, parce que je compose sans calcul, sans vouloir être bien accueilli par le public, sans vouloir composer pour plaire. (…) La musique est ce qui est donné à l’homme par le ciel ! Je ne connais rien d’autre de plus élevé ! Si l’homme peut saisir la musique, il peut aussi saisir Dieu. Je ne peux pas dire autre chose que J.S. Bach, la musique est la conversation de l’âme avec Dieu, le reste n’est que piaillements et cris démoniaques, hurlements ».
La composition a une forme narrative et chorégraphique, on pourrait presque dire « figurative » ou réaliste. Les symphonies suivent méticuleusement les images décrites par Dante et le chemin à la suite de Virgil vers le paradis. La musique peut sembler déroutante et hétéroclite car l’unité vient du récit et des images décrites par les poèmes de Dante, la musique est vraiment au service de l’expérience initiatique. On passe ainsi de l’ambiance féérique de l’amour entre Dante et Béatrice à l’enfer par un claquement obstiné de la percussion qui indique que la porte se referme définitivement, on y entend soudain les pleurs et les grincements de dents des damnés, on est ensuite assailli par l’atmosphère absurde du lieu, l’utilisation du registre des instruments à vent nous fait glisser toujours plus bas dans le chaos de l’enfer. Ensuite, la petite voix de Virgile conduit Dante sur le chemin du purgatoire qui est une purification douloureuse, un combat dissonant mais pleine d’espérance et de nostalgie. Le paradis s’ouvre sur la paix, l’harmonie et la joie. L’auditeur peut suivre le poème de la Divine Comédie et ressent tout de suite l’atmosphère des différents lieux, de l’amour de Béatrice qui guide le chemin, du chaos du monde d’en bas, de la tension dramatique du purgatoire ou de la joie du Ciel.
La première symphonie s’intitule « Parmi les vivants », elle est comme une introduction à la Divine Comédie, elle concerne la vie de Dante qui précède son voyage « dans une forêt obscure ». Dante a connu Béatrice lorsqu’il avait 9 ans, cette symphonie suit la vie du poète à travers l’adolescence, la perte de Béatrice, les luttes politiques, ses condamnations et son exil. C’est comme une touche historique concrète qui rappelle que le message du 5e Evangile ne concerne pas le passé de Dante ou l’au-delà mais notre présent.
Boris Tishchenko a un langage musical très actuel qui n’a pas peur d’affronter le chaos et la violence du monde. Mais contrairement au modernisme communiste et au post-modernisme post-soviétique, sa musique ne reste pas dans le chaos et ne vise pas le néant, l’absurde. Loin du nihilisme, qui devant le mal et la souffrance, prône le cynisme et le non sens de l’existence, Tishchenko ouvre clairement un chemin d’espérance et de purification intérieure.
« A la suite de Dante, sa musique est un chemin de conversion, une retraite spirituelle pour purifier le cœur de l’homme ».
Sa Musique, parcourt tout le chemin depuis ses débuts à travers la chaîne des tentations et le creuset des tourments infernaux, et en sort transformée pour retourner vers la lumière de la Source Divine. A la suite de Dante, sa musique est un chemin de conversion, une retraite spirituelle pour purifier le cœur de l’homme.
En affirmant le chemin de la purification du péché par la souffrance comme valeur suprême, la musique de Tishchenko suit un modèle musical en 5 phases : « élémentaire – complexe – contradictoire – chaotique – transformé ». La signification de ce modèle peut se résumer par la formule « purification par la tension entre des contraires ». Cela ne reprend pas le moule marxiste de la dialectique hégéliennes « thèse – antithèse – synthèse », car la synthèse n’est pas au niveau de l’intellect mais d’une transformation profonde du cœur. Le chemin proposé par ce plan nous fait partir de l’imparfait humain, pécheur et blessé qui entre dans le chaos pour dépasser les limites de la nature humaine et atteindre la perfection divine.
La première phase « élémentaire » a un caractère minimaliste, toutes les voix sont bien séparées de sorte que le vide ou le silence est au centre. La deuxième phase « complexe » augmente le nombre de voix pour combler le vide de la première et entrer dans une polyphonie, les phases contradictoires nous introduisent dans la dissonance et la phase chaotique nous plonge dans l’absurde du péché marquée par les cris, les grincements et les coups avant de retrouver le salut vers le haut par la miséricorde et la joie du Ciel.
La musique de Boris Tishchenko est contemporaine, soviétique, russe, elle nous aide à entrer dans les enfers et les purgatoires d’aujourd’hui, mais Tishchenko ne tombe jamais dans la mode du nihilisme post-moderne, il garde intérieurement une espérance, marquée par un goût pour la tradition, le réel. La musique nous fait entrer dans le drame de la vie et de la liberté humaine, mais Tishchenko garde un regard enfantin, il y un vrai humour derrière la violence des contrastes.
Est-ce pour cela que son œuvre n’a jamais été accueillie dans le monde « adulte » soviétique et post-soviétique ? Est-ce parce qu’elle est trop explicitement spirituelle et chrétienne ? Est-ce parce qu’elle est trop longue ?
Son œuvre mérite d’être connue car avec humilité, elle sert l’œuvre de Dante Alighieri en mettant des sonorités actuelles sur une poésie intemporelle.
L’entrée dans la nuit obscure
L’ensemble de l’oeuvre