Home > Dossier Dante Alighieri > De la Rose céleste au sourire de la Trinité

De la Rose céleste au sourire de la Trinité

 La Rose blanche des bienheureux

« En forme donc de rose blanche
M’apparaissait la sainte milice
Que le Christ épousa dans son sang »

(Paradis, XXXI, v. 1-3)

 

Telle est la vision qui s’offre à Dante au début du chant XXXI du Paradis. Il est arrivé au ciel le plus haut, l’Empyrée, et découvre une nouvelle représentation de la cour céleste. Les bienheureux (« la sainte milice ») ne sont plus séparés en différents ciels, mais tous réunis. Leur assemblée a la forme d’une rose, sur les pétales de laquelle siègent les bienheureux, comme sur des gradins.

 

La Rose des bienheureux, miniature de Giovanni di Paolo XV°s

 

Le poète florentin surprend le lecteur une fois de plus par l’originalité de son image. Pourquoi une rose ? Cela n’est pas une représentation courante du Paradis. Pour un poète comme Dante, la rose fait sûrement référence à l’amour, amour à la fois humain et divin, amour qui est la nature même de Dieu et le cœur du Paradis. Cette rose est blanche, couleur qui peut rappeler la pureté des saints.

La rose est aussi un symbole de la Vierge Marie : cette dernière est appelée « rose mystique » dans les Litanies de la Vierge. De fait, la Mère de Dieu, « la reine du ciel », siège au centre de la rose. C’est un rappel de son rôle central dans l’œuvre du salut, comme dans la vie de Dante-même : au début de la Divine Comédie, c’est la Vierge qui, la première, prend compassion de Dante et envoie Béatrice pour le sauver de la « selva oscura ». A présent, à la fin du voyage, c’est elle qui va lui ouvrir l’accès à la vision divine.

 Saint Bernard et la prière à la Vierge

« Et je me tournai avec un désir réenflammé
Pour questionner ma dame (…)
J’attendais une chose, une autre me répondit.
Croyant voir Béatrice, je vis un vieillard
Vêtu comme ces âmes glorieuses »

(Paradis, XXXI, v. 54-55, 58-60)

 

Un nouveau guide attend Dante pour cette ultime partie du voyage. Avec la même humilité que Virgile à la fin du Purgatoire, Béatrice s’en va discrètement, car elle sait sa mission achevée. Quand Dante se retourne, elle a disparu. Il la reverra assise dans la rose céleste, près de la Vierge Marie, d’où elle lui adresse un dernier sourire. A sa place, « un vieillard », qui se présente quelques vers plus loin comme saint Bernard de Clairvaux :

« Et la reine du ciel, pour qui je brûle
Tout entier d’amour, nous fera toute grâce,
Parce que je suis son fidèle Bernard »

(Paradis, XXXI, v.100-102)

 

Saint Bernard et Dante, gravure de John Flaxman, 1793

 

Moine cistercien du XI° siècle et grand contemplatif, saint Bernard est le guide qui mènera Dante à la vision bienheureuse de Dieu. Il est aussi connu pour sa grande dévotion à la Vierge Marie, lui que la Tradition appelle le « fidèle chevalier de Notre Dame ». Après avoir indiqué à Dante la place de différents saints dans la rose, il oriente le regard du poète vers la Vierge, que chantent tous les anges et les bienheureux :

« Regarde à présent la face qui au Christ
Ressemble le plus, car seule sa clarté
Peut te disposer à voir le Christ »

(Paradis, XXXII, v. 85-87)

 

La Vierge Marie est la médiatrice par excellence entre les hommes et le Christ, c’est elle qui peut faire entrer Dante dans la lumière de la vision divine. Saint Bernard le lui demande dans une fameuse prière. Les premiers vers résument, en une série de paradoxes, le mystère de l’élection de la Vierge :

« Vierge mère, fille de ton fils,
Humble et haute plus que créature,
Terme fixé par décision éternelle »

(Paradis, XXXIII, v.1-3)

 

La Vierge Marie, gravure de Gustave Doré (illustration du chant 32)

 

La vision finale : sourire de la Trinité et extase

La vision de Dieu à laquelle arrive Dante, but et terme de son voyage, se présente d’abord comme un point extrêmement lumineux. Le poète devient capable de fixer « la lumière souveraine », et s’émerveille lui-même de cette œuvre de la grâce en lui : « O grâce très abondante qui me fit présumer / de planter mes yeux dans le feu éternel » [1]XXXIII, v. 82-83 .
Puis il distingue « trois cercles (…) de trois couleurs et de même grandeur » [2]v. 116-117 . Cette image originale de la Trinité se poursuit par une description qui mêle avec génie théologie et poésie :

« O lumière éternelle qui seule en toi résides,
Seule t’entends, et par toi entendue
Et t’entendant, t’aimes et te souris ! »

(Paradis, XXXIII, v. 124-126)

 

Dante emploie le vocabulaire des théologiens qui parlent de « l’entendement » divin, au sens de l’intellect, du Logos qui est Dieu. Mais il utilise aussi, pour évoquer le mystère de la Trinité, l’image de la lumière et la métaphore finale du sourire. L’être de la Trinité est ainsi défini par l’amour et par le sourire : le pouvoir de suggestion de cette image, invention du poète, dépasse les formules des théologiens. Ce sourire de la Trinité évoque la bonté et la joie divine, mais aussi l’échange incessant d’amour entre les personnes divines.

Dante est arrivé au cœur du mystère de la Trinité, mystère qui sous-tend toute la Divine Comédie. Le poète l’a inscrit dans l’omniprésence du chiffre trois : trois « dames bénies » veillent sur Dante (la Vierge Marie, Sainte Lucie et Béatrice), trois guides (Virgile, Béatrice et saint Bernard) mènent Dante au cours de son voyage dans les trois règnes de l’au-delà, Enfer, Purgatoire et Paradis. Le chiffre trois se retrouve dans la structure-même du poème, écrit en tercet (strophe de trois vers), et composé de trois cantiques de trente-trois chants chacun (l’Enfer en a trente-quatre, mais le premier chant peut être considéré comme une introduction à tout le poème). Ainsi toute la Divine Comédie se présente comme un hymne à la sainte Trinité.

 

La Rose et la Trinité, miniature de Giovanni di Paolo XV°s

 

Mais la vision de Dante ne s’arrête pas là. Il découvre dans un des cercles une image d’homme :

« Ce cercle (…) me sembla peint de notre image (…)
Tel j’étais moi, face à cette vue nouvelle :
Je voulais voir comment se joint
L’image au cercle, comment elle s’y enserre. »

(Paradis, XXXIII, v. 131, 136-138)

 

Pour décrire ce phénomène qui dépasse raison et parole humaines, Dante a recours, une fois de plus, à un néologisme, qui sera le dernier du poème. Cherchant à comprendre comment l’image peut être dans le cercle, « come vi s’indova » (« comment elle s’y enserre »), il invente le verbe « s’indova ». Ce mot est formé du préfixe « in » (dans) et de l’adverbe « dove » (où), signifiant mot-à-mot quelque chose comme « se mettre dans le où ». A travers ce verbe intraduisible, le poète évoque le mystère de l’Incarnation, cette relation ineffable de l’image et du cercle, de l’humain et du divin.

Cependant l’intelligence du poète ne peut percer ce mystère, il faut que le secours vienne d’en haut. Dante est alors « frappé par un éclair » [3]v. 141 , qui le tourne tout entier vers :

« L’amour qui meut le soleil et les autres étoiles. » [4]XXXIII, v. 145, dernier vers

Le poème se termine par cette extase mystique. Le mouvement divin à l’origine de tout, qui avait ouvert le Paradis (avec le premier vers, « La gloire de Celui qui met tout en mouvement »), clôt également le dernier vers. Mais, suivant ce mouvement circulaire, cette fin est aussi un commencement. Le voyage de Dante dans l’au-delà a pris fin, sa mission sur terre commence. Il s’agit de la mission reçue au chant XVII du Paradis, lorsque le bienheureux Cacciaguida, son aïeul, lui avait ordonné : « Montre clairement ta vision toute entière[5]XVII, v. 128 . Fidèle à l’injonction divine, le poète se met à l’ouvrage et offre à la postérité la Divine Comédie. Désormais chaque lecteur pourra, à la suite de Dante, effectuer ce voyage jusqu’à « l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles. ».

Accéder au Dossier Dante

References

References
1 XXXIII, v. 82-83
2 v. 116-117
3 v. 141
4 XXXIII, v. 145, dernier vers
5 XVII, v. 128