Home > Cinéma, Théâtre > Comment filme-t-on la sainteté?

« Un homme de Dieu » de Yelena Popovic sera bientôt projeté partout en France (3 séances uniques les 10, 13 et 14 mars 2022). Il n’est pas excessif de dire que c’est l’un des films les plus inespérés de ces dernières années. Il nous rappelle, sobrement, concrètement, que le surnaturel se cache là où on le cherche le moins: au cœur du réel.

 

 

Tant par son sujet que par son irruption même en ces temps de dystopie, cette biographie filmée de Saint Nectaire d’Égine nous rappelle que — pour paraphraser Kusturica — la vie est un miracle. Voici bien des années, en 2004, j’étais allé avec mes enfants dans l’île d’Égine, dans le monastère qu’il avait lui-même fondé, m’incliner sur la tombe de ce grand saint des temps modernes, dont la fidélité, l’endurance, l’austérité et la confiance sous les coups de la méchanceté humaine paraissent aujourd’hui des vertus inaccessibles, voire absurdes. Jamais, alors, je n’aurais pensé qu’on en ferait le héros d’un film — et que ce film deviendrait un succès public. Dix-huit ans plus tard, j’ai eu la chance de visionner en avant-première le récit cinématographique de son calvaire et de son itinéraire de sanctification. Alors que, partout en Occident, les vies de saints sont jetées aux oubliettes, ce biopic américain éblouit par sa simplicité, son accessibilité et surtout… son actualité.

Résumer le récit en une phrase? Il montre pourquoi la calomnie devrait être classée huitième péché capital. Emir Kusturica, dont les univers et les langages sont très éloignés de ceux de Yelena Popovic, a caractérisé en quelques phrases la personnalité de ce film sobre et juste:

Dans un monde qui a répudié l’Évangile et abandonné l’idée que la vie est un processus piloté par l’inspiration et par la croyance en un ordre supérieur, le film de Yelena Popovic a quelque chose de salutaire. « L’Homme de Dieu » nous emmène sur des chemins qui nous ramènent à la voie perdue, une voie où les chutes et les errances ne sont pas une question de style mais la confirmation que la vie est tissée de contradictions dont nous ne pouvons supporter le fardeau que par la quête de Dieu. L’Occident post-chrétien a trahi Dieu, s’est éloigné du sens et de l’ordre supérieur, enlisé dans la misère spirituelle. Le film de Yelena nous aide à nous plonger dans la profondeur de l’être et nous suggère que nous n’avons pas d’autre issue que de chercher notre équilibre sous le ciel de la foi.

La réalisatrice de ce film est une femme jeune, simple, directe et lumineuse comme son sujet. Plutôt que de commenter son travail, j’ai préféré lui demander de le présenter elle-même. Ce qu’elle a fait de bonne grâce.

Six questions à Yelena Popovic

Résumons: une cinéaste américaine d’origine serbe a tourné le biopic d’un grand saint grec contemporain avec des vedettes grecques, russes et américaines. Comment cette multinationale chrétienne a-t-elle vu le jour?

En réfléchissant à votre question, je me demande ce qui s’est réellement passé. Pour être honnête, je n’avais jamais eu de projet de ce genre ni même songé à tourner un film sur un saint. J’ai toujours été habitée par la foi et Dostoïevski a joué un grand rôle dans mon développement artistique et personnel. C’est pour cette raison, je crois, que je suis naturellement attirée par des histoires intègres et douloureuses qui, malgré leur dureté, nous donnent de l’espoir et du courage. J’avais acheté un livre sur saint Nectaire à Belgrade en juillet 2012, alors que je visitais la ville avec un an de retard. Mon père était décédé en 2011 et j’étais venue me recueillir pour l’anniversaire de sa mort, n’ayant pu assister aux obsèques. Si je dis que mon père était un homme juste qui avait été persécuté parce qu’il était bon et honorable, et si j’ajoute que la foi m’a gardée en vie jusqu’à présent, il est logique que la lecture de cette vie de st Nectaire m’ait donné l’impression que chaque mot que je lisais était gravé dans mon âme. Je devais tout simplement faire un film sur lui, et je me suis embarquée dans un voyage sans billet retour. Je suis certaine que sans l’aide d’en haut, ce film n’aurait pas pu être réalisé. J’en suis reconnaissante à Dieu et à saint Nectaire.

De son vivant encore, Nectaire était considéré comme un pasteur très austère. Le projet de raconter la vie d’un maître spirituel aussi peu « moderne » n’a-t-il pas effrayé les institutions et les producteurs? Et le public à ce jour, comment l’a-t-il pris?

Je n’ai jamais perçu saint Nectaire comme tel. Au contraire, j’ai senti que son histoire est extrêmement universelle, l’histoire d’un homme qui a été injustement persécuté et qui a persévéré grâce à la foi, à l’amour et au pardon. Beaucoup de gens n’ont pas compris, au début. Même après la réalisation du film, certains pensaient qu’il ne serait vu que par des grands-mères accompagnées de leurs petits-enfants. Quand il a battu des records d’affluence en Grèce et que des jeunes de vingt ans se sont mis à aller le revoir plusieurs fois, on l’a qualifié de phénomène. Je n’ai pas été surprise. Je n’avais pas fait un film religieux. Même si son thème est la vie d’un religieux, l’un de ses messages principaux, c’est que la soif d’argent et de pouvoir détruit les gens et le monde. Je voudrais ajouter que ma démarche de réalisatrice était de le rendre aussi réel et humain que possible. Il eût été ridicule de tomber dans le piège consistant à vouloir tourner un « film spirituel » pour la simple raison que la spiritualité et la sainteté ne peuvent être dramatisées. Le drame vient d’un conflit dû aux relations humaines, qui peuvent être externes ou internes.

 

 

Que représente saint Nectaire d’Égine pour les Grecs et pour le monde orthodoxe en général?

Saint Nectaire est un saint adulé en Grèce, mais aussi en Serbie, en Roumanie et dans d’autres pays orthodoxes. Quel que soit leur position religieuse, tous les Grecs connaissent et aiment saint Nectaire. Ces deux dernières années, j’ai eu la chance de visiter de nombreuses églises et monastères en Serbie. Je ne me souviens pas être entrée dans une seule église où ne figurait pas une icône de lui. Dans le monde entier, des personnes souffrant de toutes sortes d’afflictions et de maladies incurables adressent leurs prières à ce saint miraculeux, et beaucoup reçoivent aide et guérison dans leurs moments les plus sombres.

C’est une histoire de trahison et de calomnie, autrement dit un thème éternel de la tragédie humaine. Quel message adresse-t-elle à l’humanité d’aujourd’hui, croyante ou non?

Nous avons tendance, surtout dans ce qu’on appelle « le monde développé », à vivre dans un univers très égocentrique. Aussi développés que nous puissions nous sentir, nous réclamons toujours la justice et la liberté et nous avons souvent recours à des pilules pour trouver la paix et le bonheur. La principale raison en est que l’on ne peut pas être vraiment libre sans atteindre la paix intérieure. Sans la paix intérieure, il n’y aura pas non plus de paix dans le monde. Je pense que nous vivons à une époque où les exemples d’amour et de pardon sont essentiels. Je crois que la vie de saint Nectaire nous offre l’espoir et la lumière dont nous avons tous besoin.

 

 

Sans révéler la trame du film, on y découvre une prestation stupéfiante d’un mauvais garçon légendaire de Hollywood, Mickey Rourke. Comment vous est venue l’idée de faire appel à lui pour ce rôle très particulier d’un miraculé? Quelle a été sa réaction?

Mickey est un grand acteur avec beaucoup de cœur. J’ai été époustouflée par une scène qu’il a jouée dans La Promesse, réalisé par Sean Penn. La profondeur et l’intensité de la douleur qu’il a dépeinte dans cette scène sont quelque chose que je n’ai jamais oublié. Cela m’a marquée pendant des années; en écrivant le rôle de l’homme paralysé, j’ai pensé à lui. Je savais aussi que Mickey a une foi profonde. Une fois que j’ai réussi à le contacter et qu’il a lu le scénario, il s’est immergé dans le personnage et a accepté de le jouer. Il était parfait pour le rôle et il a fait un travail remarquable. Il a tout donné et il a dit que c’était l’un des rôles les plus difficiles de sa carrière. Nous avons très bien travaillé ensemble.

Comment ce film a-t-il changé votre vie? Quel chemin vous indique-t-il pour la suite de votre travail?

Je dois dire que la réalisation de L’homme de Dieu m’a inspiré confiance et m’a fait comprendre que c’est quelque chose que j’aime et que j’aimerais continuer à faire. Je prévois, entre autres projets, de tourner l’un de mes scénarios, Loveless, basé sur la vie de Greta Garbo.

L’homme de Dieu a profondément changé ma vie. Il m’a incitée à m’abandonner davantage à la volonté divine. Le fardeau de l’existence est trop dur pour mes faibles épaules. Je donne ma vie à Celui qui a dit: « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos ».

 

Article de Slobodan Despot paru dans la rubrique «Désinvité» de l’Antipresse n° 324 du 13/02/2022.

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