Entre sa participation au concile Vatican, ses nombreuses publications, des prises de position courageuses et pas toujours dans l’air du temps, Joseph Ratzinger a acquis parmi les théologiens une stature non négligeable. Il impressionne par son intelligence, son ouverture d’esprit et sa capacité à appréhender avec simplicité les questions les plus complexes.
Son nom est souvent associé à Hans Küng, jeune théologien suisse, lui aussi brillant et plein d’énergie, avec lequel il a beaucoup collaboré. C’est d’ailleurs ce dernier qui se démène pour obtenir la venue de Ratzinger à Tübingen. S’ils partagent le désir d’un renouveau de la théologie comme de l’annonce de la foi dans le monde d’aujourd’hui, l’attitude de fond n’est pas la même et Ratzinger a le sentiment d’un éloignement intellectuel croissant de son jeune collègue, qui finira par se voir refuser le droit de continuer à enseigner la théologie dans une université catholique. Si Ratzinger ne s’est jamais laissé aller à des querelles de personnes, Küng n’a en revanche pas toujours eu la même probité et n’a pas manqué, certainement par jalousie, d’esquinter son contemporain, contribuant à forger plusieurs idées reçues à propos du bavarois. Mais Joseph préfère se concentrer sur son travail, l’enseignement et la publication, et en cette période de grand bouleversement intellectuel et existentiel, se donne avec zèle à ses étudiants. Il a souci d’eux, écoute leurs questions, les aiguille dans leur cheminement et fait en sorte de les ramener sans cesse au réel. Il déplore que de si nombreux théologiens se détachent de la vie de l’Église et des chrétiens et prétendent avec orgueil être les uniques dépositaires de la vérité. Ratzinger garde au contraire une grande estime pour les gens simples, les fidèles chrétiens qui, riches de leur sensum fidei sont parfois plus proches de la vérité que ces théologiens de métier qui préfèrent leurs idées au Christ lui-même. Lorsque ses étudiants sont pris dans le tourbillon des contestations de 1968, Ratzinger leur donne en partie raison de se révolter contre ce nouveau « pragmatisme de la prospérité » [1]Peter Seewald, Benoit XVI une vie, Tome 2, Editions Chora, p37 et s’efforce de leur répondre sur le plan de la philosophie et de la raison. Face à une fuite en avant chez beaucoup d’ecclésiastiques, il se fédère avec d’autres intellectuels pour tenter de maintenir la pensée à flot. Il y contribue par un livre salué unanimement comme l’un de ses grands chefs d’œuvre : La foi hier et aujourd’hui (Einführung ins Christentum 1968) et qui marquera des générations en quête d’une base solide pour leur foi, au moment où tout semble sans cesse remis en cause.
Joseph Ratzinger et Hans Küng (Source)
C’est à cette époque qu’il se décide à partir pour Ratisbonne, voyant dans cette université en fondation une opportunité pour œuvrer plus librement et se rapprocher de ceux qui lui sont chers (notamment son frère Georg en charge de la manécanterie de la cathédrale). Cette période est féconde intellectuellement et propice à l’amitié. De cette période, il gardera beaucoup de liens précieux dont témoigne la correspondance abondante (environ 30000 lettres dans les archives). Nombre de ses anciens élèves deviendront professeurs d’université, théologiens, supérieurs d’Ordre ou évêques. Il gardera d’ailleurs un cercle d’anciens élèves avec lequel il se réunira presque chaque année jusqu’à son élection sur le siège de Pierre. Sans être tous sur la même ligne, tous apprécient sa façon d’enseigner, d’accompagner, de faire travailler en équipe, au carrefour de nombreuses disciplines et même de religions. Certains étudiants lui doivent même un soutien matériel et financier lorsqu’ils rencontrent des difficultés durant leurs études.
A Ratisbonne, Joseph se sent chez lui, entouré de sa sœur qui l’a suivi et continue à l’assister, et de son frère qui réside dans la même ville. Ceci motive Georg, Maria et Joseph à faire l’acquisition d’un terrain pour construire une maison et à rapatrier les corps des parents dans un cimetière de la ville.
Le 14 septembre, à l’occasion de la fête de l’exaltation de la Croix, il est invité à prononcer un discours à l’occasion du 60ème anniversaire de sacerdoce du cardinal Frings, celui même qui l’avait fait connaître du grand public en l’invitant au concile. Ce discours, intitulé « La situation de l’Église aujourd’hui » est considéré comme faisant date dans le cheminement de Ratzinger, car il permet de percevoir ce qui sera son combat pour l’Église dans les décennies à venir. Son diagnostic est assez accablant et cet homme souvent si délicat et soucieux de ne pas froisser, emploie un ton très tranchant pour décrire la période de crise dans laquelle l’Église est entrée. « De la crise d’aujourd’hui sortira cette fois encore une Église fragilisée. Elle deviendra petite et devra repartir de zéro. Elle ne pourra plus remplir de nombreux bâtiments construits pendant la période faste. Elle perdra des adeptes et une grande partie de ses privilèges dans la société. Beaucoup plus qu’avant, ce sera une communauté de chrétiens convaincus et décidés. L’avenir de l’Église ne viendra pas de ceux qui se contentent de proposer des recettes toutes faites. Il ne viendra pas de ceux qui ne choisissent que la voie la plus facile, ceux qui évitent la Passion de la foi et déclarent faux, dépassé, tyrannique et pur légalisme tout ce qui pose des exigences à l’homme. L’avenir de l’Église sera cette fois encore, comme toujours, façonné par les saints. » [2]Peter Seewald, Benoit XVI une vie, Tome 2, Editions Chora, p97 . Ce discours est à mettre en parallèle avec une conférence donnée trois mois plus tôt à l’université qu’il intitule de façon provoquante « Pourquoi suis-je encore dans l’Église ? » où il médite sur l’image patristique de la lune qui n’a pas sa lumière en elle-même mais brille en ce qu’elle reflète l’unique lumière qu’est le Christ.
Joseph Ratzinger et sa soeur Maria (Source)
Ses différentes interventions de l’époque ne sont pas toujours bien accueillies et suscitent de l’animosité parmi ses pairs, mais aussi une grande reconnaissance de la part de tant de chrétiens rendus vulnérables par l’insécurité spirituelle qui s’instaure partout. Et alors que l’Église institutionnelle en Allemagne s’éloigne de plus en plus de cette mission d’être la lune du vrai soleil qu’est le Christ, que le grand Synode de Wurzbourg entérine une doctrine de moins en moins catholique, Joseph Ratzinger se tourne résolument vers ceux qui sont intéressés par une expérience de foi authentique. Cette période est propice aux développements de chemins de traverse avec la revue Communio, des séminaires et autres cours d’été avec ceux qui souhaitent réfléchir honnêtement à la mise en place des fruits du concile. Au moment où tout le monde s’intéresse à l’apostolat des laïcs de façon erronée et cléricale, il se lie d’amitié avec Luigi Giussani et s’émerveille du printemps de l’Église que constitue l’émergence des mouvements ecclésiaux où est vécu concrètement ce que le concile appelait de ses vœux. Alors que dans l’Église et la théologie s’est introduit un néo-marxisme prônant une réalisation dans le temps des promesses messianiques à travers l’action politique, Ratzinger se met à approfondir un thème qui lui a toujours été cher, à savoir l’eschatologie, la doctrine des fins dernières et de la vie éternelle.
C’est dans ce contexte que vient le surprendre la mort prématurée de l’archevêque de Munich le cardinal Döpfner (il avait 63 ans) à l’été 1976. Alors qu’il a tout juste 50 ans, Joseph Ratzinger reçoit quelques mois plus tard du nonce un courrier qui fait l’effet d’un séisme. Lui qui ne se voit bon qu’à donner des cours et écrire des livres, découvre que le pape a pensé à lui (comme s’il le connaissait bien Ratzinger, Paul VI cite dans sa lettre Saint Augustin) pour prendre la tête du plus grand diocèse de Bavière, qu’il connaît par ailleurs très bien puisqu’il y a fait son séminaire et ses premières années d’enseignement. La période qui précède immédiatement sa nomination officielle est douloureuse et pleine de doutes. Mais une fois le oui prononcé intérieurement, l’archevêque Ratzinger entre avec une aisance surprenante dans sa nouvelle fonction où il est accueilli par un diocèse ravi de le revoir. C’est l’occasion pour lui de redire tout son amour pour la Bavière, qu’il mentionnera une fois encore 30 ans plus tard lors de la rédaction de son testament. Il choisit comme devise épiscopale, qui demeurera inchangée lors de son accession au pontificat : « coopérateurs de la vérité » et se met immédiatement au travail pour remplir la première fonction de l’évêque, celle d’affermir son troupeau dans la foi. A côté du tout-venant auquel il ne déroge pas, il donne la priorité à la catéchèse et la transmission de la foi. Pour lui, plus qu’une institution, l’Église est un lieu de consolidation de la foi. C’est pourquoi il s’efforce d’encourager cette grosse structure ayant souvent sombré dans la bureaucratie à se focaliser sur l’essentiel et à résister à toute forme de « pollution spirituelle » qui tourne les esprits vers l’avoir plutôt que l’être. Il œuvre par ailleurs à la paix et la concorde dans un diocèse agité par de fortes tensions internes, s’engage sur des questions sociales et humanitaires, prend position sur des sujets d’actualité et ne rate pas une occasion d’enseigner. Ainsi, sa lettre de Carême est attendue avec impatience et tirée à plus de 50000 exemplaires. Il trouve malgré tout cela le temps de publier encore quelques ouvrages.
En 1978, alors qu’il n’est cardinal que depuis un an, il se retrouve au cœur du Vatican à deux reprises : c’est l’année des trois papes, bien singulière pour le jeune cardinal de 51 ans, entré par deux fois en conclave comme le plus jeune du collège. Il y fait plus intimement connaissance avec Karol Wojtyla qui sortira pape du deuxième conclave. De son côté, le cardinal Ratzinger rentre à Munich et poursuit son œuvre dans un diocèse qui l’apprécie de plus en plus, malgré des tensions récurrentes avec un clergé fortement imprégné de la matrice néo-marxiste progressiste qui a progressé dans l’Église depuis une décennie. Il a aussi l’occasion de voyager en tant que légat du pape en Équateur et représentant des évêques allemands en Pologne.
Ce n’est qu’un an plus tard qu’il reçoit une convocation à Rome au cours de laquelle Jean Paul II lui fait part de son désir de l’avoir à ses côtés. Aussi étonnant que cela puisse paraître chez un homme si attaché à l’obéissance, l’archevêque Ratzinger décline, expliquant au pape que son diocèse ne pouvait être privé de son évêque aussi rapidement après sa prise de fonction. Il parvient à décliner une deuxième fois après une nouvelle demande du pape un an plus tard, en alléguant cette fois l’impossibilité qu’il aurait de continuer à publier des ouvrages, ce à quoi il se sentait profondément appelé par Dieu. Le pape cependant ne se laisse pas démonter et demande à une équipe de théologien si le poste de préfet pour la congrégation de la doctrine de la foi est compatible avec la publication d’ouvrages personnels. Ceux-ci lui rendent les conclusions qu’il attendait et permettent cette fois d’exiger à Joseph Ratzinger de venir le rejoindre.
Ce départ est déchirant de part et d’autre : il lui faut quitter cette terre si aimée, tandis que le peuple de Bavière lui manifeste lors de son départ combien il est attaché à son évêque. Sa mission d’archevêque s’achève par une cérémonie d’adieux triomphale et unanime, où les bavarois sont malgré leur tristesse fiers de pouvoir offrir un grand fils de la Bavière à l’Église universelle.