Composée vers 1727, retouchée par Bach jusqu’en 1729, La Passion selon St Matthieu est un condensé de foi, de prière, de méditations, mais aussi de prouesses musicales mises au service de l’Évangile.
© Yaryna Rudnyk.
Bach vit alors à Leipzig, il approche de la fin de sa vie et occupe le poste de Cantor à l’église luthérienne Saint Thomas. Lui qui avait été Kapelmeister auparavant, proche du prince de Coethen, ce nouveau poste est un abaissement social à tout point de vue : il est mal accueilli, déconsidéré, son salaire a grandement diminué, sa musique est jugée « médiocre ». Mais pour Bach, c’est l’occasion d’enfin composer pour l’église, ce dont il avait été privé à Coethen, territoire calviniste qui ne concevait la musique que dans l’espace de la cour. Or pour lui, toute la musique est prière.
A sa mort, son fils a réalisé l’inventaire de sa bibliothèque. Nous savons donc qu’il y avait des livres de bibliologie, de théologie, de mystique, notamment la mystique rhénane (Maître Eckhart). La mystique rhénane s’appuie particulièrement sur le Cantique des Cantiques. Cette poésie de l’Ancien Testament où le fiancé et la fiancée se retrouvent et chantent leur amour, préfigure la relation entre l’Église et son Époux crucifié pour elle. L’association des deux offre une profonde méditation sur les épousailles du Christ à l’Église, à notre âme et du dialogue amoureux qui en résulte.
C’est par ce chant que débute la Passion. Nous entendons la fiancée de l’Ancien Testament appeler ses « filles » à se joindre à elle, autrement dit, elle appelle l’Église, nouvellement jaillie du côté du Christ lors de Sa Passion, à s’unir à son chant d’amour. Le fiancé est bien sûr le Christ.
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Tout au long de la Passion, le chant de la jeune fille s’élargit jusqu’à prendre la dimension de l’Église : différents solistes, parfois les chœurs, se succèdent pour incarner son chant. A la fin de la Passion, devant le sépulcre, résonne un récitatif où le chœur et les solistes s’unissent pour la première fois dans le chant de la fiancée.
Bach nous montre par un seul chant la dimension à la fois toujours personnelle et universelle de l’Eglise. Par exemple, alors que le Christ est sur la croix, résonne un nouveau chant amoureux « Ach ! Golgotha, unsel’ges Golgotha » [1]Ah ! Golgotha, funeste Golgotha , entonné par un soliste : serait-ce le bon larron ? Bach note seulement « alto ». Le récitatif est suivi d’un aria où l’alto est rejoint par le chœur : revient alors le dialogue entre la jeune fille de l’Ancien Testament et l’Eglise, comme une invitation à « se tenir » au pied de la croix jusqu’au bout. Mais au fond, le bon larron, la fiancée, l’Eglise, ne forment-ils pas un seul chant ? A tout le moins, ils deviennent un seul chant, un chant dans lequel des personnes distinctes trouvent une unité, une communion, non parce qu’elles s’entendent bien (ou du moins ce n’est pas premier), mais parce qu’elles suivent le Christ.
Après la mort du Christ en croix, une voix de basse s’unit pour la première fois au chant de la fiancée. La basse est la voix de l’humanité, elle est aussi celle du Christ (vrai Dieu et vrai homme) qui a épousé notre condition. Ici, nous pouvons reconnaître Adam, qui sort enfin des ténèbres et à qui il est enfin permis d’entrer dans le dialogue amoureux.
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A chaque personne qui renie, trahit, accuse ou condamne le Christ, se manifestant par une musique qui va jusqu’à heurter nos oreilles, la fiancée nous donne la posture juste : elle n’accuse pas, elle ne cherche pas à changer Pierre, ni à juger les disciples qui s’endorment et fuient, ni à s’en désolidariser, elle porte leur faute, comme elle porte le péché originel. A Jésus qui annonce qu’il va être trahit, les disciples répondent avec sursaut : « Est-ce moi ? Est-ce moi ? » et la fiancée de répondre avec une immense douceur « c’est moi qui l’ai fait ». Face au péché, face à son péché, la fiancée ne se centre pas sur elle-même, fixée sur ses limites. Au contraire, elle est complètement décentrée, entièrement tournée vers son bien aimé, en chantant toujours plus profondément son amour pour celui qui est la source de toute vie. Elle nous indique la juste posture face aux événements de la Passion.
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Nous ne pouvons pas finir cette méditation guidée par Bach sans parler d’une dernière figure. Certains commentaires parlent de la fiancée comme d’une « personne idéale » à laquelle nous pouvons à la fois tous nous identifier et qui nous élève par sa justesse, par sa sainteté, par sa chasteté. Devant la dureté des événements, la fiancée semble nous couvrir de ses ailes, nous garder sous son manteau virginal. Si nous osons aller plus loin, il devient évident que Celle qui jaillit de ce chant, qui le guide, jamais nommée et pourtant omniprésente tout au long de la Passion, jusqu’au pied de la Croix, c’est la Vierge Marie.
« Ce n’est pas seulement par sa foi virginale que Marie est l’archétype de l’Église, mais aussi par sa fécondité qui, il est vrai, n’est pas autonome (…), mais purement servante, car c’est le Christ qui crée l’Église par sa Passion, non pas Marie. Elle a pourtant part à cette création, par la médiation de son oui dont la portée est universelle et illimitée, et que le Fils peut utiliser et modeler à l’infini pour en faire naître des nouveaux croyants et des nouveau-nés. Sa présence et son association à la Croix, sa disponibilité, dans l’abandon de la Croix, à être donnée de son Fils à l’Église, son rôle éternel de femme qui enfante [2]Ap.12 , tout cela montre à quel point son offrande de soi est universalisée pour devenir le principe commun de fécondité pour toute grâce chrétienne d’engendrement » [3]Hans Urs Von Balthasar, Qui est l’Eglise ?
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Voici une autre méditation de Balthasar sur le Cantique des Cantiques, Marie et l’Eglise : « L’enseignement de la foi, au sein de l’Église, a toujours lieu dans l’échange vivant entre l’Époux et l’Épouse (celle-ci comprise comme l’Épouse mariale) : l’Époux est celui qui donne, l’Épouse celle qui acquiesce. (…) Vis-à-vis de la Révélation, il n’y a pas d’« objectivité » scientifique, objectivement désintéressée ; il n’y a que le mouvement, l’un vers l’autre, de la Parole et de la foi, du Christ et de l’Église dans le mystère du Cantique des Cantiques. Quand elle comprend, l’Église est sainte, et autant qu’elle est sainte, elle comprend. Cette loi englobe la hiérarchie et les laïcs, chacun à sa manière. Car la hiérarchie elle aussi a son fondement dans le cœur marial de l’Église.
A l’époque plus récente, personne n’a compris aussi profondément cette loi d’ensemble de la dogmatique et ne l’a élaborée de manière aussi conséquente que M.J. Scheeben. Pour lui, tout, jusqu’aux aspects les plus formels, converge toujours à nouveau vers la structure des « noces ». Au centre de sa théologie se trouve l’homme-Dieu avec ses deux natures, qu’il comprend, avec les Pères grecs, comme l’union sponsale de Dieu avec l’humanité, dans la chambre nuptiale qu’est Marie. L’aspect « personnel » est mis en évidence dans la relation entre l’Esprit Saint qui couvre de son ombre la Vierge et l’acte de foi nuptial de celle-ci ; l’aspect « physique » quant à lui est mis en évidence dans sa maternité réelle et dans son fruit, l’union hypostatique. » [4]Hans Urs von BALTHASAR, Théologie & Sainteté, 4. L’Épouse et l’Époux