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Nous publions la lettre ouverte de Cristian Warnken, écrivain, professeur de littérature, communicant et directeur de programme de la télévision chilienne. A l’occasion de la dernière élection argentine il nous offre sa réflexion.

 

 

« Comme le peuple argentin vient d’être courageux, habitué à vivre dans l’abîme, il a sauté d’un abîme à l’autre, pour retrouver ce qu’il y a de plus sacré, la liberté.

Je sais que c’est un saut dans le vide, mais je comprends votre lassitude. L’Argentine n’en pouvait plus, asphyxiée et décimée par un péronisme moralement décomposé. Le peuple argentin a préféré tout risquer, parce qu’il avait déjà tout perdu : sa grandeur, sa richesse, sa foi atavique en lui-même, tout ce que nous, Chiliens, avons toujours admiré avec une pointe d’envie, qui n’était, au fond, que de l’admiration.

Appauvris (« flaca, fané y descangallada » – comme dit le tango [1]« Sola » voulant dire « seule ». « Fané » signifie usé, décoloré, abîmé, flétri, fané, tombé en morceaux, tandis que « descangayada » ou descangallada, qui est un mot espagnol … Continue reading , ils voulaient l’acheter, ils voulaient lui enlever la dernière dignité laissée à un citoyen : celle de son libre vote. Un candidat déguisé en homme de bien a utilisé sa position de ministre de l’économie et a siphonné 2 points de PIB pour offrir une « platita » [2]De « plata » qui signifie « argent ». Platita veut littéralement dire « petit argent » c’est-à-dire « argent de poche ». Ce fut le nom donné au plan du gouvernement de Sergio Massa pour … Continue reading facile, pensant que les Argentins avaient perdu non seulement leur richesse mais aussi leur dignité. Mais il se trompait : si le peuple argentin avait cédé à cette offre grossière de criminels politiques, il aurait perdu son âme, il aurait vendu son âme au diable. Et ce n’est pas ce qu’il a fait.

Dans un acte de rébellion et de liberté, il a rejeté l’offre empoisonnée (que le peuple lui-même devra payer dans les prochains mois par une nouvelle inflation galopante) et a désarmé le pire machiavélisme que l’Amérique latine ait connu ces derniers temps, préférant se jeter dans le vide, derrière un outsider politique, non pas parce qu’il n’en connaissait pas les risques, mais parce que la première chose à faire était de recouvrer la liberté. Sans liberté, on est esclave.

La liberté peut, dans certains cas, être plus importante que l’égalité. Nous savons où s’arrête l’égalité sans la liberté. En Amérique latine, cette dernière (« égalité ») a été utilisée pour priver les gens de leur liberté et les conduire aux pires catastrophes : Cuba, Venezuela, Nicaragua. Le mot liberté n’a pas été inculqué assez fortement sur notre continent. Il a fallu qu’un « fou » [3]Allusion au surnom de Javier Milei, « el loco » vienne le déclamer et le crier aux quatre vents pour qu’un peuple asphyxié, déprimé, désespéré, le reçoive comme une bouffée d’air frais. Le « fou » est peut-être un désastre : on ne le sait pas encore, mais la première chose à faire a été de se libérer du syndrome de Stockholm, cette maladie dont souffrent les kidnappés qui finissent par aimer leurs ravisseurs. C’était l’Argentine de ces dernières décennies : un peuple kidnappé par une mafia politique indécente, mais souffrant du syndrome de Stockholm, incapable de se libérer émotionnellement de ses bourreaux, les Kirchner [4]Après la mort de son mari Néstor Kirchner (président de 2003 à 2007) son épouse Cristina assuma les deux prochains mandats et fut battu en 2015 par Mauricio Macri. Elle revient néanmoins au … Continue reading , les Campora [5]La Cámpora est une organisation politique fondée en 2006. D’orientation nettement kirchneriste, le groupe a soutenu depuis ses débuts les gouvernements de Néstor et Cristina Kirchner. Son … Continue reading , les Massa [6]Sergio Massa, actuel ministre de l’économie et candidat du parti au pouvoir (version allégée de la même chose), et les « fous », cette cabale de la même lignée qu’Ali Baba et les 40 voleurs.

Je ne peux pas célébrer le triomphe de Milei, car il s’agit pour moi d’une inconnue ouverte et dangereuse : j’espère que pour l’Argentine, il finira par être un meilleur président que le candidat débridé et délirant qu’il était. Mais je célèbre le courage du peuple argentin d’avoir dit de manière retentissante : « Non ! », « Assez ! » à une idéologie et à une façon d’être (le péronisme) qui ont dévasté l’intégrité morale du pays, un cancer très difficile à combattre qui s’était déjà métastasé dans toutes les cellules du tissu social. Ce sont les jeunes Argentins qui ont fait le saut mortel : la campagne de peur (l’une des plus grotesques jamais vues) n’a pas pu vaincre leur aspiration et leur désir d’une vie meilleure, leur soif d’un avenir que les populistes de gauche d’Amérique latine transforment et déforment en utopies impossibles ou mensongères.

L’Argentine a vaincu le mensonge, la peur et l’esclavage. Cela fait mal de voir que tant d’intellectuels de ce pays ont préféré s’incliner devant le grand mensonge d’un charmeur de serpents au lieu de l’affronter et de le dénuder (c’est le travail d’un intellectuel sérieux), de le mettre à nu, d’avoir de l’empathie pour son peuple séquestré pendant des décennies. Cette abdication d’une partie de la culture ne m’étonne plus : les intellectuels de notre continent ont tendance à être très aveugles aux monstres qui ont englouti le « délire américain » (expression de l’essayiste colombien Carlos Granés).

José Santos Discépolo l’a dit clairement dans son mémorable tango « Cambalache » : « quel manque de respect / quel outrage à la raison / tout le monde est un gentleman / tout le monde est un voleur » [7]https://youtu.be/QKXUTfA3nXk . Le piétinement de la raison, le détournement de fonds, le manque de respect pour les institutions avaient depuis longtemps franchi la ligne rouge en Argentine. Je ne sais pas comment cette histoire va se terminer : peut-être que la chose la plus saine à faire aujourd’hui était de voter pour un fou, peut-être que le simple fait d’écarter du pouvoir les voleurs et les maîtres du mensonge et de la peur valait le risque, un risque énorme, j’en suis sûr. Mais quelle autre alternative restait-il à la pauvre Argentine ? De continuer à pourrir entre les mains des professionnels de la décadence ?

Comme le peuple argentin vient d’être courageux : habitué à vivre dans l’abîme, il a sauté d’un abîme à l’autre, pour retrouver ce qu’il y a de plus sacré, la liberté, et à partir de là, peut-être, se reconstruire. Peut-être. Peut-être. Tu n’es pas seul, frère argentin, de l’autre côté de la chaîne de montagnes, nous t’accompagnons dans cette aventure vers l’inconnu. Et si Milei échoue, il faudra l’expulser aussi, comme on vient d’expulser les marchands du temple. Mais ne reviens jamais en arrière ! L’Argentine nous a donné Borges, Cortázar, Piazzola, Juarroz et tant d’autres grands qui nourrissent notre esprit. Puisse cet esprit profond inspirer son peuple et le sauver d’une catastrophe pire que celle qui s’annonce. Parce que si l’Argentine est perdue, nous sommes tous perdus, les Andes pleureraient et tout le continent tremblerait. Parce que, comme l’a dit Borges de Buenos Aires, Argentine : « Je te juge aussi éternel / que l’eau ou l’air ».

 

 

Je t’embrasse, mon frère de l’autre côté des Andes.

Photos: Internet

References

References
1 « Sola » voulant dire « seule ». « Fané » signifie usé, décoloré, abîmé, flétri, fané, tombé en morceaux, tandis que « descangayada » ou descangallada, qui est un mot espagnol issu du galicien et du portugais, signifie littéralement désarticulé, mais aussi battu, gravement blessé. Le tango est de Carlos Gardel, Esta noche me emborracho. https://www.youtube.com/watch?v=oAAs2srfvgw
2 De « plata » qui signifie « argent ». Platita veut littéralement dire « petit argent » c’est-à-dire « argent de poche ». Ce fut le nom donné au plan du gouvernement de Sergio Massa pour offrir un maximum de cadeaux fiscaux à différentes tranches de la population argentine durant la dernière campagne électorale. On l’appelait « el plan platita »
3 Allusion au surnom de Javier Milei, « el loco »
4 Après la mort de son mari Néstor Kirchner (président de 2003 à 2007) son épouse Cristina assuma les deux prochains mandats et fut battu en 2015 par Mauricio Macri. Elle revient néanmoins au premières loges du pouvoir en se faisant élire vice-présidente d’Alberto Fernandez qu’elle soutient lors de son accession au pouvoir en 2019. Son fils Maximo possède lui aussi beaucoup d’influence politique notamment à travers la Cámpora qu’il dirige
5 La Cámpora est une organisation politique fondée en 2006. D’orientation nettement kirchneriste, le groupe a soutenu depuis ses débuts les gouvernements de Néstor et Cristina Kirchner. Son nom est un hommage à l’ancien président argentin Héctor J. Cámpora, qui avait accepté de se présenter comme candidat aux élections générales de mars 1973, dont le principal slogan de campagne était « Cámpora au gouvernement, Perón au pouvoir« . Les hommes de la Cámpora ont été placés à tous les postes clés du pouvoir comme la Caisse de Retraite (ANSES), Services fiscaux (AFIP) mais aussi économique, avec la compagnie aérienne Aerolineas Argentinas entre autres
6 Sergio Massa, actuel ministre de l’économie et candidat du parti au pouvoir
7 https://youtu.be/QKXUTfA3nXk
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