Si le nom de l’écrivain Jon Fosse ne vous dit rien, je dois avouer que moi non plus, je n’avais jamais entendu ce nom jusqu’à ce qu’il apparaisse en septembre dernier dans le bulletin annuel de l’Académie Suédoise. Prix Nobel de littérature : Jon Fosse. L’annonce s’accompagnait en outre de la raison qui a fait pencher le jury en sa faveur : “Pour sa capacité à donner une voix à l’indicible.”
Jon Fosse
Une rapide recherche sur Internet me conduisit à un article du New York Times sur son dernier roman, Septologie, publié en 2022, et dans lequel j’apprenais que l’écrivain norvégien y méditait sur “l’art, la foi et l’amitié.” Il ne m’en fallait pas davantage. Le jour même, j’achetais le livre et me lançais à la découverte de cette œuvre étrange et fascinante.
En surface, l’histoire est simple : le narrateur, Asle (prononcer “Osla”), est un peintre vieillissant et solitaire qui vit dans un petit village de la côte sud-ouest de la Norvège. Son épouse, Ales (“Olas”), est morte depuis longtemps. Il n’entretient de rapports familiers qu’avec trois hommes : son voisin Asleik (“Oslak”), son galeriste, Beyer, qui vit à Bjorgvin, la grande ville la plus proche, et son homonyme, Asle, qui est peintre lui aussi et qui vit également à Bjorgvin. Dans la nuit du lundi soir, le narrateur est soudain saisi par la pensée que son homonyme pourrait se trouver mal, et il est pris de remord à l’idée d’avoir traversé Bjorgvin en voiture sans s’arrêter chez lui. Tard dans la nuit, il décide donc de conduire à nouveau les deux heures qui le séparent de la ville. Il trouve son ami dans la rue, couché dans la neige, inconscient. Il le conduit à l’hôpital et passe la nuit à l’hôtel. Le lendemain, il rentre chez lui avec le chien de son ami.
Le roman se déroule pendant l’avent, sur une période de sept jours, et il s’achève la veille de Noël. Au squelette narratif ci-dessus s’ajoutent un dîner avec son voisin, les préparatifs d’une exposition imminente, une rencontre inattendue dans la rue entre sa galerie et sa voiture, plusieurs tentatives infructueuses de visiter son ami à l’hôpital, l’attente de Noël. Horizontalement, le roman se résume donc à peu de chose. Cependant, il faut ajouter à cela un va-et-vient constant entre le présent et le passé. Artiste vieillissant, Asle se souvient, se perd dans ses souvenirs. Là où le roman commence à se détacher du quotidien et entre insensiblement dans le domaine de l’étrange et du mystère, c’est que les souvenirs propres du narrateur se mélangent avec ceux de son ami, dont il se remémore comme s’ils étaient les siens propres. Et comme les deux hommes portent le même nom et exercent le même métier, il est souvent difficile, voire impossible, de démêler les deux destinées l’une de l’autre.
Une chose cependant les distingue : le narrateur a la foi, il est catholique, tandis que son ami, inconscient sur son lit d’hôpital, n’a jamais cru en rien. Par ailleurs, ce dernier est alcoolique, et son alcoolisme est la cause de son hospitalisation, tandis que le narrateur a laissé la bouteille depuis longtemps. Une figure se tient à la croisée de ces destinées si semblables et pourtant si opposées : Ales, la femme aimée, dont la vie si courte a transformé celle de notre narrateur. C’est par elle qu’il s’est converti, c’est elle qui lui a enseigné la prière du chapelet, c’est pour elle qu’il a abandonné la bouteille. Leur rencontre dans un café de Bjorgvin, le “bus café”, alors qu’ils avaient 18 ans l’un et l’autre, a le caractère à la fois simple, ordinaire, et cependant bouleversant d’une rencontre avec le destin. Le visage d’Ales, constamment évoqué, toujours présent, demeure jusqu’au bout dans la mémoire du narrateur une image indélébile de la Grâce et de la providence.
Si vous avez lu tel ou tel article au sujet de Septologie, un fait aura certainement retenu votre attention : ce roman de plus de mille pages est écrit en une seule phrase, sans point. Jon Fosse (dont le nom se prononce “Yon Foci”) écrit son roman comme d’autres écrivent de la musique : avec des pauses, des silences — beaucoup de silences —, avec des accélérations et des ralentissements, mais sans interruption. Comme la tunique sans couture du Christ, Septologie est tissé d’un seul fil, qui va et vient constamment entre le présent et le passé, entre le narrateur et son ami mourant, tissant, nouant entre ces deux vies un lien intérieur et mystérieux.
Dans son discours à l’occasion de la réception du Prix Nobel, Jon Fosse décrit l’acte d’écrire comme “une forme de prière.” L’auteur norvégien, à l’image de son narrateur, s’est converti au catholicisme il y a quelques années. Le livre s’ouvre sur une citation du livre d’Apocalypse : “Je lui donnerai un caillou blanc sur lequel sera écrit un nom nouveau que nul autre que lui ne connaîtraJ” [1]Ap 2,17 , situant d’entrée de jeu la relation entre les deux homonymes, qui est au cœur du récit, dans le contexte du salut. Il y a en effet, dans ce jeu de miroir qui nous porte à confondre la figure du saint et celle du pécheur, quelque chose du mystère de la substitution. Du reste, chaque chapitre s’achève sur la prière du rosaire, avec parfois de longues méditations sur les paroles des prières — le Notre Père, le Credo, le Salve Regina… —, priées par le narrateur, tantôt dans sa langue natale, tantôt en latin. Le signe de croix conclut chaque fin de chapitre — qui est un silence et non une interruption, puisque la phrase, suspendue le temps d’une page blanche, est reprise à la page suivante — tandis que chaque nouveau chapitre s’ouvre sur la même scène : l’artiste-narrateur se tient debout devant son ultime tableau, deux lignes qui se croisent obliquement, l’une marron et l’autre violette, où comme le lui dit et lui redit son voisin, “la croix de saint André.”
Septologie est un roman étrange, semblable à nul autre, où l’apparente banalité du quotidien s’ouvre pour découvrir des profondeurs insoupçonnées aux yeux de l’artiste vieillissant devenu, tel le vieux saint Jean, visionnaire et prophète. Profondeur du péché et de l’amour, de l’obscurité et de la lumière, profondeur du ciel et de la foi. Entrer dans ce roman, c’est entrer dans une contemplation, entrer dans une âme chrétienne. L’écrivain du New York Times auquel je me référais en introduction, conclut son article en avouant que jamais il ne s’est trouvé si proche de la foi qu’à la lecture de Septologie. “Il y a beaucoup de suicides dans mes écrits, confessait l’auteur dans son discours de réception du prix, le 7 décembre dernier. Plus que je ne le souhaiterais. J’ai toujours eu peur d’avoir, d’une certaine manière, participé à légitimer le suicide. C’est pourquoi rien ne m’a jamais touché autant que ces lettres que j’ai reçues et dans lesquels des lecteurs me disaient avec beaucoup de simplicité que mes livres leur ont sauvé la vie. Je crois que j’ai toujours cru en cela, que l’écriture peut sauver des vies — peut-être même qu’elle a sauvé la mienne. Si mes livres peuvent aider à sauver d’autres vies que la mienne, rien ne peut me rendre plus heureux.”
Lien du texte intégral du discours de réception du Prix Nobel
References
↑1 | Ap 2,17 |
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Merci beaucoup Paul.
Voilà qui donne envie de découvrir cet auteur et notamment ce livre ‘Septologie’.