Interview de Monsieur Blogowski.
Fin août se déroulait à Berlin la 21e Conférence Internationale de Programmation Mathématique, alias Recherche Opérationnelle. Derrière ce titre barbare se cachaient plus de deux mille chercheurs et conférenciers passionnés par leur domaine, qui joue un rôle incontournable dans l’industrie. Alexandre Blogowski, l’un des intervenants, nous introduit dans ce monde insoupçonné.
© CC BY-NC chawkfan12
Alexandre Blogowski, pouvez-vous nous décrire brièvement l’événement que vous venez de vivre à Berlin ?
Les chercheurs du monde entier en programmation mathématique se retrouvent tous les trois ans pour échanger leurs derniers résultats, élargir leurs vues, enrichir leur recherche tout autant que leur carnet d’adresses. C’est un peu Astérix à la forêt des Carnutes, si vous voulez. Après Rio et Chicago, c’était le tour de Berlin, où nous avons été extrêmement bien reçus, dans les locaux de l’Université Technique. Imaginez que pour la cérémonie d’ouverture, les organisateurs avaient retenu la Konzerthaus et son orchestre pour toute la soirée. Très allemand !
L’événement de cette année était particulièrement important, avec plus de 1700 communications scientifiques, toutes sélectionnées par parrainage. Chaque jour prévoyait deux séances plénières ou semi-plénières et trois sessions spécialisées avec présentations et questions. Très dense !
De quoi s’agit-il au juste, pour le profane ?
Deux voleurs sont arrêtés par la police. Les forces de l’ordre, faute de preuves, tiennent à chaque délinquant à peu près ce langage : « Si tu dénonces ton collègue, tu sors libre, et il prend cinq ans. S’il te dénonce lui aussi, vous prenez tous les deux trois ans. Si vous vous taisez tous les deux, c’est chacun un an. » Est-il plus intéressant pour un voleur de se taire, ou bien de parler ? Voilà un bon exemple de mon secteur particulier, la recherche mathématique en stratégie.
Plus généralement, notre domaine est communément appelé « optimisation ». Il s’agit de toutes les ficelles mathématiques permettant d’optimiser des processus trop complexes pour que le bon sens humain armé d’un crayon et d’un bloc-notes puisse encore s’y retrouver. Imaginez que vous deviez gérer la tuyauterie d’un gratte-ciel. Comment calculer le diamètre des tuyaux d’évacuation tout en bas ? Si vous calculez au pire, avec tous les robinets qui coulent à la fois, vous vous retrouvez avec des tuyaux géants ! Il faut donc inventer des stratégies pour utiliser au mieux l’ensemble de données complexes permettant de dimensionner les tuyaux – sachant par exemple qu’une famille consommera tant d’eau à tel moment, les bureaux en revanche à tout autre moment, etc.
On développe ainsi des outils mathématiques pour des domaines aussi divers que la planification de travaux sur les voix ferrées, la programmation de films dans les cinémas (optimisés en fonction du public potentiel, etc.), la livraison de produits variés, la répartition d’un budget publicitaire entre différents supports, la planification du fonctionnement d’usines ; bref, partout où entre en jeu un peu de logistique en vue de maximiser un profit, minimiser des coûts ou contenter des clients. C’est devenu un domaine fondamental aussi bien pour l’industrie que pour la recherche économique.
A propos de votre spécialité : on comprend le mot stratégie d’un point de vue tactique, mais qu’est ce que ça a à voir avec les maths ?
Je travaille en fait dans le domaine de la théorie des jeux. C’est une branche de la recherche née il y a une dizaine d’années, assez excitante, qui s’intéresse à des problèmes tenant un peu du poker. On cherche des modèles probabilistes pour des situations où on ne maîtrise pas les réactions d’un des acteurs, qui pourtant influent sur mes décisions : « S’il investit ici, j’investirai là, mais s’il se rétracte, je ferai ça, etc. » L’exemple le plus connu en est l’histoire des voleurs que j’ai déjà évoquée.
On peut estimer mathématiquement quelle est la solution la plus satisfaisante, ou la moins risquée, ou la plus profitable, quelles que soient les décisions prises en face.
Prenez deux opérateurs de télécoms qui se combattent, et doivent pourtant passer des accords pour la construction d’antennes, car cela minimise leurs coûts. Eh bien il est possible d’évaluer les accords à signer (combien d’antennes, et où) en fonction du but à atteindre : maximiser sa couverture, maximiser ses profits, minimiser ses coûts, attirer le maximum de clients, ou bien… couler le concurrent !
Il y a beaucoup d’autres domaines de la recherche en programmation, qui tous partent de la modélisation de la réalité, mais avec des méthodes différentes : la théorie des graphes, l’algorithme de la colonie de fourmis, etc., qui souvent s’appuient sur l’observation de la nature. Des chercheurs d’IBM ont par exemple inventé une méthode particulièrement efficace pour concevoir des circuits électroniques ou optimiser des réseaux informatiques en observant le refroidissement de certains métaux (« méthode du recuit »).
D’un point de vue humain, que retenez-vous de la conférence ?
J’ai été confirmé dans ma perception des mathématiciens… ce sont vraiment des artistes ! On a parfois une idée au milieu de la nuit, il faut se lever, prendre un crayon, et l’on écrit jusqu’à huit heures du matin… tout dépend de l’inspiration. Quand le sujet vous tient, vous pouvez soudain griffonner une nouvelle approche. On n’a pas vraiment de jalons, il est difficile d’évaluer l’avancement de la recherche. Et pourtant il faut avancer, il faut réfléchir.
Et de la même façon, j’ai pu vérifier cette blague qui circulait : « Le mathématicien est une machine à transformer le café en théorèmes ». Car les idées viennent à la machine à café, en discutant ! Cela m’a fait penser à Steve Jobs, qui avait prévu une unique toilette centrale dans son centre Apple flambant neuf pour obliger ses employés à se croiser dans les couloirs – il n’a plié que face au lobby des femmes enceintes !
Alors, peut-on tout calculer ?
C’est vrai que dans de nombreux domaines, les mathématiques sont devenues un outil d’aide à la décision incontournable. Elles permettent de simplifier à l’extrême des problèmes complexes, de proposer des stratégies, etc. Mais les techniques d’optimisation, comme toute science, sont neutres. Elles peuvent être employées dans l’armement, mises en œuvre pour aider des entreprises à licencier astucieusement leurs employés…
C’est dire si rien ne peut remplacer la décision éthique ! Et les mathématiques peuvent même parfois donner l’illusion du choix juste alors qu’elles ne donnent absolument aucun argument moral, ce qui en fait un instrument délicat.
NB : La photo en page de garde © CC BY ybot84
Intéressant tout çà mais il faut quand même ajouter un bémol que seul le béotien peut apporter.
Si, en effet, ces calculs de haut niveau vous intéressent, ne croyez quand même pas que ces cerveaux "ailés" soient toujours capables de bien faire.
Ce sont parfois de véritables handicapés dans la gestion de la vie ordinaire.
L'on sait maintenant que la découverte de la relativité n'est pas du tout à attribuer à Einstein ! Or qui pourra dire combien de publications lui ont attribué cette paternité comme coulant de source pour quasiment tout le monde, même chez les scientifiques ….
C'est un Français, Henri Poincarré qui, le premier, a échafaudé les bases de cette théorie, ne croyant pas trop lui-même à ce qu'il démontrait.
Einstein s'est attribué cette paternité par un tour de passe-passe dans lequel personne n'a rien vu, d'autant que l'humilité de Poincarré était notoire.
Plus près de nous encore, relisez la biographie "Un homme d'exception" qui a donné le sujet du film éponyme : on voit comment un véritable génie mathématique, qui a lui aussi jeté les bases modernes du jeu, s'est pris les pieds ds le tapis de la vie ordinaire et est devenu schizophrène gravement.
Or ses travaux sur la théorie des jeux a été utilisés par l'Armée Américaine, notamment de l'Air, ce qui leur a permis de se faire sortir du Vietnam, du Cambodge, de l'Irak, de l'Afganisthan …..