« Voyageurs sans tickets : Liberté, Égalité, Gratuité ; une expérience sociale à Aubagne » est un ouvrage de Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Magali Giovannangelli, paru en Septembre 2012. Un philosophe et une jeune élue se penchent ensemble sur l’expérience faite dans la ville d’Aubagne : rendre les transports en commun gratuits. Introduire concrètement la gratuité dans notre société, est-ce que cela ne pourrait pas être une réponse aux problèmes économiques actuels ?
Proposer la gratuité comme alternative à une société de plus en plus marchande, c’est l’ambition que Jean-Louis Sagot-Duvauroux poursuit depuis plusieurs années à travers la publication d’ouvrages (« De la Gratuité », 2006), articles, conférences…
« Journaux “gratuits”, “20 % de produit gratuit en plus”… On a le sentiment que le mot “gratuit” est partout et la réalité nulle part. Profanée par le marketing qui l’enrôle pour stimuler la demande, la gratuité a, en réalité, quasiment disparu de l’offre politique.[1] »
La gratuité, un mot trop utilisé dont le sens est oublié dans le langage actuel ?
« La gratuité, c’est ce à quoi on accorde le plus d’importance dans nos vies. (…) Quand les gens se suicident au travail, ce n’est pas parce qu’ils ont des petits salaires, mais parce que leur activité n’a plus de sens. Si on supprime le sens, on supprime la vie. Les aspects essentiels de l’existence (l’amour, la santé, la haine…) ne s’évaluent pas monétairement.[2]»
Mais comprendre la gratuité comme le « bus gratuit », c’est considérer que « gratuit » c’est le contraire de « payant ». « Gratuit » signifie que le consommateur n’a pas à sortir son argent du portefeuille. Pour fonctionner le bus continuera toujours à entraîner des frais, simplement le contribuable paiera.
C’est effectivement nécessaire d’introduire la gratuité dans l’économie parce que, comme le dit Jean-Louis Sagot-Duvauroux, « la gratuité c‘est ce à quoi on apporte le plus d’importance dans nos vies », c’est ce qui donne sens à nos gestes. C’est le signe de ce qui est proprement humain parce que c’est le signe de ce pour quoi on est prêt à donner sans attendre en retour.
L’économie est au service de la personne, fait partie de son activité. C’est pourquoi « les relations authentiquement humaines, d’amitié et de socialité, de solidarité et de réciprocité[3]» ne peuvent pas être séparées de l’activité économique. Elles sont, au contraire, ce qui peut l’ériger et la conduire authentiquement.
Mexique, Guillaume de Chateauvieux © Planète Responsable
« Le grand défi qui se présente à nous, qui ressort des problématiques du développement en cette période de mondialisation et qui est rendu encore plus pressant par la crise économique et financière, est celui de montrer, au niveau de la pensée comme des comportements, (…) que dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. C’est une exigence de l’homme de ce temps, mais aussi une exigence de la raison économique elle-même.[4] »
L’expérience d’Aubagne est signe de ce désir de vivre la fraternité dans le quotidien, fraternité entre le chauffeur qui ne doit plus être policier, et le passager qui peut sourire au lieu de vérifier s’il a la monnaie. Mais la conséquence, c’est ce que l’État devient alors la source concrète de la gratuité, les usagers en sont simplement bénéficiaires sans en être acteurs. Ce qui ne peut qu’entraîner peu à peu une déresponsabilisation des uns et des autres. Jean-Louis Sagot-Duvauroux remet en cause le principe selon lequel on ne tient réellement qu’à ce que l’on a payé. Bien sûr, nul ne prétendra ne pas tenir plus à son enfant qu’à sa voiture ! Mais si on ne voit pas le sens de ce que l’on fait et donc l’engagement possible, l’argent, parce qu’il donne une valeur concrète, suppléera. S’il n’y a ni argent, ni sens concret pour la personne, la responsabilité et la solidarité ne peuvent demeurer. Et considérer que l’État pourrait être éducateur des consciences serait faux et malsain. Ça ne peut et ne doit pas être son rôle. De toute façon seules les personnes déjà ouvertes au don et à la gratitude seraient à même de reconnaître le sens de l’action proposée par l’État.
Tout changement réel ne peut donc passer que par des personnes qui reconnaissent la gratuité comme principe d’action dans toute leur expérience, dans leur vie, et donc dans leur activité économique.
« À l’époque de la mondialisation, l’activité économique ne peut faire abstraction de la gratuité, qui répand et alimente la solidarité et la responsabilité pour la justice et pour le bien commun auprès de ses différents sujets et acteurs. Il s’agit, en réalité, d’une forme concrète et profonde de démocratie économique. La solidarité signifie avant tout se sentir tous responsables de tous, elle ne peut donc être déléguée seulement à l’État.[5] »
« Quand la logique du marché et celle de l’État s’accordent entre elles pour perpétuer le monopole de leurs domaines respectifs d’influence, la solidarité dans les relations entre les citoyens s’amoindrit à la longue, de même que la participation et l’adhésion, l’agir gratuit, qui sont d’une nature différente du donner pour avoir, spécifique à la logique de l’échange, et du donner par devoir, qui est propre à l’action publique, réglée par les lois de l’État.
Vaincre le sous-développement demande d’agir non seulement en vue de l’amélioration des transactions fondées sur l’échange et des prestations sociales, mais surtout sur l’ouverture progressive, dans un contexte mondial, à des formes d’activité économique caractérisées par une part de gratuité et de communion. Le binôme exclusif marché-État corrode la socialité, alors que les formes économiques solidaires, qui trouvent leur terrain le meilleur dans la société civile sans se limiter à elle, créent de la socialité. Le marché de la gratuité n’existe pas et on ne peut imposer par la loi des comportements gratuits. Pourtant, aussi bien le marché que la politique ont besoin de personnes ouvertes au don réciproque.[6] »
Merci pour cet article. Jean-Paul II abordait en 1991 déjà la problématique des relations personne-état, en dénonçant l'erreur fondamentale du socialisme qui pose l'état comme une fin :
13. Approfondissant maintenant la réflexion et aussi en référence à tout ce qui a été dit dans les encycliques Laborem exercens et Sollicitudo rei socialis, il faut ajouter que l'erreur fondamentale du « socialisme » est de caractère anthropologique. En effet, il considère l'individu comme un simple élément, une molécule de l'organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subordonné au fonctionnement du mécanisme économique et social, tandis que, par ailleurs, il estime que ce même bien de l'individu peut être atteint hors de tout choix autonome de sa part, hors de sa seule et exclusive décision responsable devant le bien ou le mal. L'homme est ainsi réduit à un ensemble de relations sociales, et c'est alors que disparaît le concept de personne comme sujet autonome de décision morale qui construit l'ordre social par cette décision. De cette conception erronée de la personne découlent la déformation du droit qui définit la sphère d'exercice de la liberté, ainsi que le refus de la propriété privée. En effet, l'homme dépossédé de ce qu'il pourrait dire « sien » et de la possibilité de gagner sa vie par ses initiatives en vient à dépendre de la machine sociale et de ceux qui la contrôlent ; cela lui rend beaucoup plus difficile la reconnaissance de sa propre dignité de personne et entrave la progression vers la constitution d'une authentique communauté humaine.
Au contraire, de la conception chrétienne de la personne résulte nécessairement une vision juste de la société. Selon Rerum novarum et toute la doctrine sociale de l'Eglise, le caractère social de l'homme ne s'épuise pas dans l'Etat, mais il se réalise dans divers groupes intermédiaires, de la famille aux groupes économiques, sociaux, politiques et culturels qui, découlant de la même nature humaine, ont — toujours à l'intérieur du bien commun — leur autonomie propre. C'est ce que j'ai appelé la « personnalité » de la société qui, avec la personnalité de l'individu, a été éliminée par le « socialisme réel ».
Hello!
Ca me fait penser qu'il nous faut :
1. Demander de moins en moins a l'Etat afin que les impôts collectés aillent a l'essentiel (santé, retraites… la France offre beaucoup de garanties qu'elle ne pourra pas éternellement tenir autrement) et puisse un jour diminuer (rêvons ;)). L’Etat en soit n’a rien de gratuit, c’est l’attention de ses fonctionnaires aux citoyens qui peut être gratuit…
2. Proposer sans attendre des nouveaux modèles de business en rupture parfois avec ce qui se fait actuellement. Exemple: les AMAP, moyen d'avoir des produits alimentaires de qualité en faisant travailler des personnes a proximité (l'intérêt est loin d'être uniquement écologique!). Ces AMAP insistent également sur la gratuité, lorsqu'elle demande à ce que le consommateur passe quelques temps dans le jardin avec le producteur…
3. Les entreprises qui fonctionnent le mieux sont souvent celles qui ont des hommes et des femmes capables de mettre l'Homme au cœur de leur activité… Pas de souci là-dessus donc, laissons faire la sélection naturelle, Dieu y pourvoira.
Finalement, la crise a du bon, elle nous oblige à aller à l’essentiel, à nous mettre en mouvement, maintenant. C’est pas facile, mais c’est notre destin.
Avec ou sans l'Etat, le problème actuel criant dans la mondialisation est surtout le sens à accorder à une société: est ce faire de l'argent par tous les moyens pour hériger toujours plus de murs entre les gens ? ou est ce construire un art de vivre ensemble? ou chacun ait une place et ne soit pas obligé de se battre pour survivre?
Parfois, j'ai du mal à relationner les fondements de points coeur avec une défense constante de l'économie de marchés couplée d'une critique inhérante du rôle de l'Etat.
Le communisme est bien mort. Le capitalisme a dépassé ses limites: n'y aurait il pas autre chose à proposer?