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Bombes, art et une paire d’œufs : l’extraordinaire histoire de la Villa Paradiso

 Quand je repense à un récent développement de ma vie, je réalise que rien n'est permanent, que tout est transitoire et sujet au changement. Il suffit d'être ouvert et sensible pour en saisir la transformation.


© Karine Koroukian

Mon grand-père était un survivant du génocide arménien, qui a eu lieu pendant la première guerre mondiale, avec l'extermination systématique des minorités pratiquées par le gouvernement ottoman. Il avait réussi à s'enfuir de Turquie via la Syrie après de multiples épreuves dans l'espoir de s'installer au Liban et d'y devenir un grand un entrepreneur, un homme d'affaires et un écrivain. La guerre civile du Liban (1975-1990) a été la seconde tragédie à laquelle il a survécu durant sa vie. Elle a brusquement interrompu la vie à la fois joyeuse et débordante que la famille de mes grands-parents menait, les forçant à abandonner, comme beaucoup, leur maison avec leurs biens et leur patrimoine, pour chercher la paix à l'étranger.

Pendant ma première visite au Liban en 2004, après 16 longues années d'absence, je voulais constater la transformation de la ville et saisir sa magnifique beauté naturelle, des montagnes à la mer. Beaucoup des vieux bâtiments délabrés et vétustes avaient été rapidement remplacés par de nouveaux buildings tout en verre et très haut, perdant le charme et le caractère de leur architecture d'origine. Ma curiosité m'a portée jusqu'à la maison de mon grand-père, située au cœur du quartier branché de Beyrouth, bondé de nightclubs et de cafés, simplement pour observer l'effet du temps et rafraîchir ma mémoire sur son histoire passée. Ce qui avait été autrefois une maison majestueuse, si pleine de vie, de personnes, de musique et de beauté, était devenue une maison fantôme, s'effritant sous mes yeux peu à peu en petits morceaux, résultat d'années de négligence et d'altérations. C'était devenu une vraie zone dangereuse.

Alors que je montais les escaliers, la première chose qui attira mon regard, fut une paire d'œufs dans un nid, comme un signal : "Attention, la vie continue !" C'était les seuls signes de vie, mais ils étaient suffisants pour me donner de l'optimisme pour achever mon voyage émotionnel. La deuxième chose qui retint mon attention, furent les portraits de mes grands-parents et de ma tante, accrochés juste au-dessus des œufs, qui semblaient se développer sous leur regard attentif. Meubles, piles de livres, partitions, machine à écrire arménienne, documents, projets interrompus, photos et souvenirs, étaient tous couverts par d'épaisses couches de poussière, apparemment abandonnés dans la hâte de courir pour sauver sa vie. Les œufs furent recueillis avec beaucoup de délicatesse par mon neveu, pour en prendre soin et surveiller leur croissance.


© Karine Koroukian

Peut-être la maison était-elle en train de partir en morceaux, peut-être allait-elle être démolie et remplacée par une structure géante moderne, peut-être cet héritage allait-il être oublié et enterré avec les restes de la maison. Nous n'avions qu'une chose à accepter, la fin d'un noyau familial, la fin d'une époque, celle de la vie de famille des mes grands-parents comme elle existait avant la guerre du Liban. J'ai quitté la maison avec le cœur lourd.

Cependant, tout comme les œufs, la maison semblait porter en elle sa propre force de vie, celle de revivre encore et d'être métamorphosée dans une nouvelle réalité. Tout comme les œufs, la maison appelait un sauveur pour secourir son identité et donner un sens à sa vie dans un nouveau contexte. Et elle trouva non pas un mais DEUX sauveurs ! Architecte et nouveau propriétaire de la maison, Rami Feghali avait déjà commencé à la restaurer avec l'intention de préserver le caractère de son ancienne architecture, quand le célèbre artiste anglais Tom Young, maintenant établi au Liban, est passé à côté de la maison.

"La douce odeur de jasmin" comme il le décrit, a attiré son attention et quand il a regardé, il a découvert "cette vieille, belle, majestueuse maison" qu'il a immédiatement aimée. Il a contacté le nouveau propriétaire pour partager sa vision de la maison et a demandé la permission d'utiliser une des pièces comme studio pour peindre le maison pendant sa restauration. Il a ainsi trouvé toutes sortes de souvenirs, une identité et un héritage qu'il ne pouvait simplement pas jeter. De vieux passeports, des albums photos, et d'autres vieux objets mourants et abandonnés sont devenus ses sujets de peinture. Comme il le décrit dans un petit film (cf ci-dessou), il est particulièrement fasciné par la juxtaposition de deux opposés co-existant côte à côte, et rien n'en est un meilleur exemple que le Liban, où le peuple est devenu maître dans l'art de vivre entre la vie et la mort, la destruction et la construction, la beauté et la laideur, la joie et la douleur, la guerre et la paix.

La cérémonie d'ouverture de la Villa Paradiso tout juste restaurée a eu lieu le 30 mai avec l'exposition de Tom Young, accompagnée d'un concert de jazz. Il a été suivi par une lecture du père de l'artiste, l'honorable Chris Young, un juge à la retraite, qui a parlé entre autres de la fuite de mon grand-père et de son succès au Liban.


© Tom Young

"Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme", cette phrase que l'on attribue à Antoine-Laurent de Lavoisier, chimiste et philosophe du 18ème siècle qui se reférait à la conservation des atomes pendant une réaction chimique, est ce qui décrit le mieux mes sentiments à propos de la transformation chimique de cette maison, abandonnée pendant presque 40 ans, qui subit un important relooking avec une force de vie et une énergie intactes.

Pour un œil inexercé, un objet abandonné et sale n'est rien qu'un objet mort, jusqu'à ce qu'il soit découvert par un artiste qui infuse de la vie et du sens en lui, qui le transforme et le ressuscite avec un nouvel esprit ! Comme il était approprié que cette maison et ses anciens propriétaires trouvent de tels visionnaires ! C'était une maison pleine de vie, de joie, d'énergie vibrante, d'optimisme, de rêves, de magie, de contes de fées, où l'inimaginable avait l'habitude de se réaliser. La personnalité unique, puissante et charismatique de mon grand-père rendait toutes ces choses possibles ! Et grâce à Rami et Tom, cet esprit d'optimisme et de joie continue à vivre.

L'art a également servi comme un pont qui a relié deux peuples à travers les continents pour apporter de nouvelles collaborations et créer de nouveaux liens ! Certaines de mes photographies ont été transformées en belles œuves d'art, qui étaient exposées à l'inauguration de la Villa Paradiso !

J'espère que cette histoire personnelle apportera de l'espoir à beaucoup de ceux qui cherchent la justice, la beauté et du sens dans ce monde et qui ne parviennent pas à en trouver. Comme dit le proverbe : "Quel est le sens de la vie ? C'est le sens que TU donnes à la vie." On peut aussi dire que le sens de l'art est le sens que nous donnons à l'art. Je suis en perpétuelle recherche de beauté et d'équilibre dans la vie et toutes les formes d'art. Voici une beauté que je vais toujours beaucoup chérir dans mon cœur. Rêvez grand, il n'y a pas de réalités sans rêves !
 

Karine Koroukian

Photos et peintures de la Villa Paradiso et autres œuvres de Tom Young

 

Vidéo sur Tom Young

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