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Livre du mois : Henri Michaux – Chemins cherchés

de Denis Cardinaux   19 septembre 2013
Temps de lecture 3 mn

Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions (1982), l’un de derniers recueils publiés du vivant du poète belge Henri Michaux (1899-1984) marque très certainement son retour à la foi rejetée de son enfance. Dans la radicalité de son écriture il accomplit peut-être, dans ce livre, la mission pour laquelle il avait tant arpenté l’espace du dedans[1].


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Le recueil s’ouvre sur Les ravagés, une série de 43 poèmes inspirés de portraits d’aliénés « avec leurs problèmes secrets, diffus, cent fois découverts, cachés pourtant. » Dans cette prose écrite au scalpel, le poète décrit des visages contorsionnés, des corps comme englués dans une masse nocturne qui les entrave : « Conséquence lointaine d’une Condamnation. Peut-être ». Mais une insoupçonnable dignité se fait jour dans le final du poème 23 sur une « petite mongolienne » : « le ruban de l’existence commence seulement à se dérouler, et si mal, pauvre enfant aux pauvres moyens. / Elle ignore qu’elle va être dirigée… manipulée obstinément, interminablement. Ses mains, jambes, pieds, et d’autres parties de son corps,, « ils » tiennent à ce qu’elle en fasse l’occupation. / Des travailleurs en blouse blanche et aux plans définis en ont décidé ainsi. / A la dérobée on te regarde, enfant, comme on regarde une mongolienne, infirme, innocente, à peine humaine, et cependant… »

La partie suivante, Coup d’arrêt, poursuit cette inspection angoissée, mais embrassant la totalité des « destins de milliers de millions d’hommes. Partout visibles, montrés, montrés à nouveau. On les suit. Tout le monde blessé par tout le monde ». Pour autant il ne peut s’agir de se dérober mais bien plutôt d’« écouter, écouter encore, devoir d’écouter, devoir de connaître les événements. » Il n’y a « plus de refuge » dans ce monde où « la quantité a prévalu », « Universalité de la mathématique ». Dans ce monde « Etouffant », il est impossible de se protéger : « se retirer. Qui le pourrait ? De l’espèce on ne s’évade pas. » C’est ainsi que « Le solitaire sera éclaboussé par tous ».

Après En route vers l’homme et, L’enfant singe du Burundi, cette douloureuse avancée s’ouvre alors sur une paisible clairière de la forêt amazonienne. La messagère partie en avant, des missionnaires espagnols éberlués rencontrent une tribu qui avait été instruite des mystères de la foi par une étrange envoyée de Kirikisti (transcription auditive du Christ). Ce tableau oppose à la violence présupposée de la conquista la douceur chrétienne dont les indiens témoignent par leur bon sens inébranlable. Au missionnaire qui lui demande si elle n’était pas inspirée par les démons, un indien répond : « Kirikisti savait bien qui il envoyait. Un dieu n’aurait pas envoyé une femme douteuse. (…) Ne vous a-t-on pas dit qu’elle était lumineuse, tout le contraire d’un être de la nuit. C’était d’abord sa clarté qu’on apercevait. (…) Sa lumière justement, l’annonçait, douce, pénétrante, n’allant pas avec les pensées du mal, au contraire les éloignant, les excluant. »

Quand tombe des toits est une série de dialogues de divers personnages avec un mystérieux Abbé qui les écoutent pour savoir s’ils peuvent rester dans leur communauté pour un temps de repos. Parmi eux, « le nouvel arrivé » n’est autre que le poète lui-même se livrant à une confession bouleversante sur les errances de sa recherche et sur sa responsabilité. Il s’écrie alors : « comment ferais-je ? Moi qui ne peux m’aider moi-même, moi qui attends la lumière ? L’abbé lui répond : En la donnant, tu l’auras. En la cherchant pour un autre. Le frère à côté, il faut que tu l’aides avec ce que tu n’as pas. Avec ce que tu crois que tu n’as pas, mais qui est, qui sera là. Plus profond que ton profond. Plus enseveli, plus limpide, source torrentielle qui circule sans cesse appelant au partage. Va, ton frère attend la parole de vie. »

On peut à bon droit considérer les deux dernières parties comme une tentative de répondre à cet appel. Il s’agit d’un ensemble de poèmes en vers libres fondés sur le rythme « propagateur de riens. De riens qui veulent être quelque chose ». Et peu à peu, dans les méandres d’une poésie virtuose : « Le suprême / prend la place / soulève la vie // j’hérite d’inconnus // L’insalissable m’a saisi / qui tout traverse // Quelque chose parachève en moi quelque chose / Fidèle à l’être. » C’est à la lumière de cette « aube » qu’ « un nouveau moi avance ». Il s’agit bien d’une « transgression », mais des limites où l’homme se croyait enfermé, elle n’a lieu que pour mieux laisser « place à la miséricorde ».


[1] L’espace du dedans (1944), est l’un de ses recueils les plus remarqués. Notez encore parmi de nombreuses publications : Qui je fus (1927),  Un barbare en Asie (1933), La nuit remue (1935), Plume (1938), L'Espace du dedans (1944), Nous deux encore (1948), La Vie dans les plis (1949),  Connaissance par les gouffres (1961).

 

 

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4 Commentaires

  1. Arnaud Guillaume

    Très bel article, merci Denis de nous faire découvrir cet auteur. "En la donnant tu l'auras", quelle belle définition de la foi! 

     

  2. P. Denis

    C'est un auteur qui, dans le sillage du surréalisme, cherche une spiritualité qui souvent veut passer outre l'incarnation, mais dans ce recueil, il y a comme un retour, une réconciliation. Comme s'il avait fait une rencontre à la fin de ses jours…

     

  3. Paul Anel

    J'aime beaucoup ses vers sur "l'universalité de la mathématique" et "l'espèce" dont on ne s'évade pas et qui éclabousse le solitaire. C'est la même intuition –et la même souffrance– qui est exprimée par Jean Luc Godard dans Je Vous Salue Sarajevo, quand il parle de la règle qui cherche la mort de l'exception. Il me semble que les propos du Pape François, encore dernièrement dans sa longue interview, cherchent à prendre le contre-pied de cet esprit mathématique, abstrait, pour inviter à un retour au réel, donc au sens de l'exception, de l'unicité, seuls principes d'une communion réelle — les principes universels qui découlent de la nature demeurent, mais la charité n'existe qu'en face d'une personne, d'un visage, et non d'une nature. Quel dommage que ses propos ne soient unanimement interprétés (avec excitation par certains, avec crispation par d'autres) que comme la tentative de substituer des règles ouvertes à des règles fermées. On reste dans la mathématique, quand il essaye de nous rappeler qu'il existe autant de différence entre les règles chrétiennes et le christianisme, qu'il en existe entre un cercle et le soleil.