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L’enchantement de l’étoile

Dans ce grand poème de Roberto Mussapi, nous entendons le monologue intérieur d’un des rois mages. Son regard ne peut encore fixer l’obscurité de la crèche d’où émane « une lointaine obscurité à ras de terre ». Il est alors happé par le visage d’un pauvre, peut-être un berger, qui fixe la lumière de l’étoile. Dés lors, cet homme de science rêvant d’horizons inatteignables : « Je connaissais… / La vie, disparaître avant l’horizon » est touché par cette présence imprévue. Il découvre un autre infini, plus intérieur, devant lequel sa connaissance et son expérience humaine chancellent. Il doit alors se faire disciple de ce pauvre, grâce auquel il commencera réellement le chemin.


CC BY Makoto Fujimura

L’enchantement de l’Etoile

Ce fut un long voyage, dune après dune, pour les scribes.
Pour moi il fut bref, bref en comparaison
de la carte immobile des étoiles.
Je savais que notre destin était la piste,
à moins d’en sortir, de se perdre dans les sables,
lenteur était le regard des astres
que j’ai connu, en étudiant leur position et leur lumière.
Les signes du ciel, les routes éternelles,
et nous, flottants, tels des vagues vers une mort légère
comme la caresse d’une femme quand vient le soir.
Je connaissais la perfection céleste, et la brève respiration
humaine qui s’éteint après l’acte d’amour.
La vie, disparaître avant l’horizon.
J’ai connu le cosmos et les théories des Chaldéens,
les pierres qui flamboient du souvenir de Vénus,
les dessins du ciel jalousement conservés dans les tapis.
Puis il y eut la grotte, le noir, la respiration
animale, les pauvres membres, et une lointaine
obscurité à ras de terre, plus lointaine que les étoiles,
où je ne plongeai pas mon regard, incommodé que j’étais
par le relent fétide, la pauvre chaleur des corps recroquevillés.
Mais je regardai l’un d’entre eux qui passait près de moi,
avec ses yeux fixes, ravis par une étoile.
Brun, sale, la tête rentrée dans les épaules comme un idiot,
il buvait la lumière, comme éternellement,
éternellement, moi, je le revois et le raconte.
Parce que ce ne fut pas là un reflet mais bien le heurt
entre cette lumière qui m’était familière et une autre, obscure,
qui de façon absolue l’enchaînait au ciel.
Quelle lumière, quelle source, quelle pierre stupéfiante
orienta son regard et son corps, et son destin dans le monde ?
Car j’étais, moi, déjà en lui et le scrutais
comme j’avais scruté les énigmes célestes,
et je ne connais pas la lumière des profondeurs,
le souffle de la caverne ventriculaire et de l’obscurité
et la carte, établie puis perdue, de son existence ignorée.
Quel chemin, quelle piste, quelles dunes élevées par le vent
mènent à ce secret au-dedans de toi-même ?
Où était la lumière ? En haut ou en bas ?
Et moi, comment ferai-je pour ne pas me perdre,
pour explorer un nouvel univers
quand je te suivrai dans les ténèbres de ton monde intérieur,
d’après quels points orienterai-je mon voyage,
cherchant la route obscure que projeta ton regard,
toi, motte d’argile,
mon semblable bourbeux, mon frère ?

 

« L’enchantement de l’étoile » est tiré de La Poudre et le Feu, traduit de l’italien par Jean-Yves Masson, Editions L’Escampette, Paris 2003 (Milan 1997 pour l’édition italienne originale). Roberto Mussapi (1952) est aujourd’hui considéré comme le poète italien actuel le plus important. Intégrant dans sa vision du monde les mythes, l’histoire des civilisations lointaine et des religions, sa poésie où se réalise « l’identité de l’universel et du singulier » acquiert, selon Yves Bonnefoy, une « dimension européenne ». Il affirme dans une interview : « Je ne me réclame pas d'une quelconque religion mais en Italie, les critiques considèrent la mienne comme résolument chrétienne. Je n'ai jamais voulu ça. Pour moi, c'est un grand compliment. Les poètes qui ont voulu chanter directement la chrétienté n'y sont pas toujours arrivés. Les modernes, j'entends. Y sont parvenus Rilke ou Dylan Thomas, qui n'allaient pas spécialement à la messe ! »[1]. On pourra lire de lui également : Lumière frontale et Le Voyage de Midi.


[1] On lira avec profit cet entretien sur le site « Le Matricule des Anges » : http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=5859

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