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La blessure de la rencontre : l’économie au risque de la relation

La traduction de l'ouvrage La blessure de la Rencontre : L’économie au risque de la relation a été présentée le 28 janvier dernier par son auteur Luigino Bruni à l'Université Catholique de Lyon. Ce fut l’occasion d’ouvrir un dialogue et une confrontation culturelle entre les traditions de l’économie sociale Lyonnaise et l’économie civile italienne. Dialogue fécond qui devrait se poursuivre dans les années à venir. Ce dernier ouvrage porte un regard lumineux sur les évolutions de l'économie capitaliste de marché et se propose d’en expliquer les évolutions et de questionner la conception de l'homme en société qu'elle a imposée. 

Selon Luigino Bruni (Professeur et Historien d’économie à l’Université LUMSA de Rome et à l’Institut Universitaire Sophia), nous évoluons dans une économie capitaliste de marché qui tend à se développer et à s’imposer de façon idéologique à l’échelle du monde. Cette extension se caractérise par une uniformisation globale, où la diversité – ou biodiversité – des capitalismes observés jusque-là est gommée petit à petit au profit d’un modèle unique. On enseigne partout les même cours : que ce soit dans les Business school de Nairobi ou d’Harvard, les étudiants parlent un unique langage empreint de termes anglo-saxon. Il ne s’agit plus d’enseigner les valeurs mais une simple technique. Or la vie et la création ne peuvent jaillir de l’uniformité. David Ricardo (1772 – 1823)[1] affirmait justement l’importance de la diversité, comme condition d’une culture et d’un modèle fertile.

Le succès du capitalisme s'explique par sa capacité à intégrer les plus grandes critiques faites à son égard, pour en faire des pierres angulaires de son système[2]. Première critique : le capitalisme ne s’occupe pas des pauvres, ce qui s’accompagne d’une deuxième grande critique d’ordre esthétique, à savoir que le capitalisme est brutal. Ces deux critiques ont donné lieu au titre de réponse à la RSE (Responsabilité sociétale de l'entreprise) et une grande créativité et soin de l’esthétique (dans des entreprises comme Apple), qui forment désormais des pierres angulaires du modèle.

Dans un contexte de désert en terme de visions alternatives, l’auteur, qui se veut anti-nostalgique et plein d’espérance, aime à penser que le meilleur est devant nous. Son ouvrage s’inscrit dans la tradition de l’économie civile italienne qui, depuis la modernité, a conservé sa tradition humaniste et chrétienne dans sa manière d’appréhender les questions d’ordre civile et économique. Le défi aujourd’hui est sémantique. Il convient de diffuser, de parler de ces valeurs à nos jeunes qui sont tous attirés par le modèle capitaliste de marché qui leur promet monts et merveilles (bien que le rêve s’avère rapidement illusoire). Il évoque notamment les notions de foi publique, de réciprocité, de gratuité et de dons qui sont indispensables au bon fonctionnement de la vie civile et économique ainsi qu’au vivre ensemble.

Son ouvrage s’articule entre autre autour du thème de "la blessure de la rencontre". Chaque rencontre, à l’image du combat de Jacob avec l’ange (Genèse 32, 23-30), porte une part de bénédiction et de blessure. Jacob reçoit un coup à la hanche, cependant l’ange, au lever du jour, finit par le bénir et lui donner le nom d’Israël. Depuis la modernité, nous avons eu tendance à éviter à tout prix cette blessure. Il y a ce rêve de vouloir évoluer dans une sphère où il ne serait question que de bénédiction, des lieux où nous serions invulnérables. Les relations par le marché, ainsi que la médiation opérée par le contrat ont aseptisé notre rapport à l’autre. Il n’existe plus de rencontre directe, pour ne plus souffrir, on ne se lie plus à personne. Les rencontres vraies sont relayées au mieux dans la sphère privée car l’amour est un bien rare qu’il convient d’économiser, « l’amour ne doit pas faire ce que peut faire le contrat ». Cependant l’auteur nous rappelle qu’une vie proprement humaine ne peut faire l’économie de la blessure. Refuser la blessure potentielle dans ma rencontre avec l’autre, c’est me couper par la même occasion d’une vie proprement humaine, d’une vie où ma vulnérabilité est paradoxalement gage de ma profonde dignité. Certes, il peut y avoir blessure et le mal peut être radical, cependant le bien demeure toujours plus profond. Adam apparait bien avant Caïn. Le jeu en vaut donc la chandelle car il n’y a pas de bonheur authentique sans ce lâcher-prise. L’auteur aime à penser que Jacob a continué de boiter le restant de sa vie, ce qui nous rappelle que la dignité de l’homme passe aussi nécessairement par la blessure. C’est cette dimension qu’il nous invite à considérer, à étendre aux réflexions du vivre ensemble, de la vie en entreprise, de la vie économique et civile… Il y a peut-être ici un chemin intéressant à creuser.

 

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[1]David Ricardo, né à Londres en 1772 est le premier grand théoricien de l’économie. Il est considéré comme l'un des économistes libéraux les plus influents de l'école clasique aux côtés d'Adam Smith.

[2] Thèse mise en avant dans le Nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski, 1999

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1 Commentaire

  1. Bories

    Merci à Luigino pour ce bel article, auquel je souhaiterais ajouter quelques opinions concernant le cadre institutionnel. Le pape François, par exemple dans La joie de l'Evangile et dans son discours devant le conseil de l'Europe, n'a pas manqué d'attirer l'attention sur la défense de l'Etat en tant que garant du bien commun. Le capitalisme européen est désormais dicté à l'ensemble des états-membres de l'Union européenne par les GOPE (grandes orientations de politique économique) qui imposent un démantèlement de nos acquis sociaux et de nos services publics, et par les différents traités ; l'article 63 du traité de l'Union européenne interdit par exemple aux états de s'opposer aux délocalisations. Les catholiques ne doivent pas rester indifférents devant les abandons successifs de souveraineté qui vont culminer avec le catastrophique TAFTA. Nous acteurs de la vie économique européenne sommes aussi des électeurs : réfléchissons bien avant de choisir de voter une fois de plus pour un parti européiste au lieu de prendre connaissance des propositions extrêmement constructives de l'Union Populaire Républicaine, qui compte déjà plus de membres que les Verts, et trois fois plus que le parti de Besancenot. Le fait que la France sorte en bon ordre de l'Union européenne par l'article 50 du TUE (et donc de facto de l'euro) et quitte l'OTAN serait un grand pas en avant pour que les Français recouvrent leurs acquis sociaux et leur droit commercial, bâtis au fil des générations en tenant compte de l'intérêt de tous les citoyens. N'hésitez pas à prendre connaissance de mon précédent article intitulé "Une encourageante anomalie politique".