Le musée juif de Berlin propose une exposition exceptionnelle sur le thème de l’obéissance. Cette installation somptueuse en 15 salles sur le sacrifice d'Isaac interroge le sens de l’obéissance à Dieu professée par toutes les religions et celui de la souffrance de l’innocent.
Le texte à bras-le-corps
On pourrait craindre une approche se distanciant des textes ou les vidant de leurs difficultés pour leur faire dire ce qui satisferait une « raison éclairée » ou les exigences superficielles du « vivre ensemble ». Mais Saskia Boddeke (artiste multimédia) et Peter Greenaway (cinéaste) ont fait le choix de prendre le récit sacré à bras-le-corps.
En vertu de son acte de foi, Abraham reçoit la promesse d’une descendance. Il croit la réaliser en donnant un fils à Agar, sa servante. A la naissance d’Isaac, Sarah obtiendra son renvoi dans le désert. C’est alors qu’Abraham reçoit l’ordre de sacrifier son fils mais l'ange retiendra sa main (Gn 22).
C’est le donné de ce récit fondateur pour les trois grandes religions monothéistes, dont les textes enluminés sont abondamment présentés au cours de l’exposition[1]. En arrière fond se trouve la question du péché et de la satisfaction. Le sacrifice, en effet, que ce soit celui du bouc émissaire ou de l’agneau sans tache, vise à rétablir une alliance rompue avec Dieu.
La souffrance de l'innocent
Par des procédés multiples (vidéos, installations, photographie, multimédia, sculptures originales, animation de tableaux anciens, expositions d'œuvres d'arts ou d'objets antiques), ils mettent en regard l'histoire des religions et de l'art avec l'actualité. Loin de faire une description comparative des religions, les artistes préfèrent aborder la question à partir de la souffrance de l’innocent, traitée avec beaucoup de profondeur.
Une immense projection vidéo au début de l’exposition présente de nombreux visages qui affirment : « Je suis Isaac, je suis Ismaël ». Elle incite le visiteur à s'identifier avec les victimes. Car on ne saurait aborder le récit de manière extérieure ou théorique.
Une autre salle montre des photographies de mains de pauvres, jointes, parmi un mur tapissé de plumes. Elle symbolise la présence de l’ange et la prière humaine. En effet, la question de la souffrance de l’innocent est verticale.
D'ailleurs, un des points remarquables de l’exposition, c’est la mise en scène de Satan. Une vidéo nous présente une sorte de rocker gothique aux cheveux rouges. Il se tord d’angoisse à l’annonce du sacrifice. Mais il trouve une échappatoire : instaurer la méfiance et la division à l'occasion de cette demande.
La danse, expression du drame
Une série de vidéos de danse contemporaine ryhtme l'exposition. On y décèle l’inquiétude et les doutes d’Abraham, la douleur de Sarah, le désarroi d’Agar et le conflit qui oppose Ismaël ou Isaac à leur père. On les voit s’interroger, se diviser, s’affronter devant l'insurmontable.
Satan ne cesse d’intervenir. Il insinue des pensées de méfiance à Abraham : « Es-tu assez stupide pour sacrifier ton fils unique ? » ; il intervient auprès de Dieu : « ton serviteur ne t’obéiras pas, tu vois bien qu’il doute » ; il inspire les plus terribles pensées à Isaac : « ne vois-tu pas qu’il n’y a pas de bélier ? Vas-tu suivre ton imbécile de père qui veut te mener à la mort ? ». Il s’attache à briser le lien entre Abraham et Dieu, entre les époux, entre le père et ses fils.
L’ange, à la fois pathétique et distant, mène un combat d'une beauté grave et tendre. Il accompagne le chemin de chacun en rétablissant discrètement la confiance entre les êtres, seule garante de l'authenticité d'une mission si attaquée par l’incompréhension, le doute et le soupçon.
L'engagement de la liberté
Certes, il faut à Abraham consentir au sacrifice pour reconnaître ensuite que la réalisation du plan divin ne lui appartient pas[2]. Ecartelé intérieurement, il ne cesse de poser les yeux sur la douleur de ses fils.
De fait, l’avant dernière salle, particulièrement éprouvante, présente une installation monumentale de trois vidéos dans lesquelles se succèdent des plans tirés des journaux télévisés. Ce sont des enfants qui souffrent de la guerre. Ils sont les Isaac et les Ismaël sacrifiés par les politiques aveugles des états. Cette douleur n'est donc pas abstraite ou mythologique. Elle rejoint inexorablement l'actualité la plus brûlante.
Devant une telle fatalité, sans jamais s'interposer au jugement du visiteur, Saskia Boddeke et Peter Greenaway arrivent à mettre en évidence combien l’identification à l’obéissance du fils, à la victime innocente, à la vulnérabilité des petits est universelle. Cette exposition somptueuse et grave nous invite délicatement à passer d’une situation où l’on subit la violence et le sacrifice à celle de l'engagement de la liberté. C'est le sens de la phrase « Je suis Isaac ». Car si l'on peut toujours regarder l’obéissance religieuse, les victimes et la vulnérabilité comme un échec, celui-ci peut être transcendé par la possibilité de faire un choix libre.