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Les sculptures de Picasso au MoMA : l’exception des années cubistes

L'exposition des sculptures de Picasso qui a lieu en ce moment au MoMA, à New York, offre un aperçu inédit du maître espagnol, non seulement parce qu'elle regroupe près d'un tiers de toute sa production sculpturale (ce dont aucune exposition de ses peintures ne pourra jamais s'enorgueillir, étant donné l'immensité de sa production), mais aussi parce que les œuvres exposées recouvrent pour ainsi dire toute sa vie créative, depuis sa découverte enthousiaste de l'art africain à l'aube des années 1900 jusqu'aux sculptures de tôle et de bois peu avant sa mort en 73.

"Guitar" (1924), painted sheet metal, painted tin box, and iron wire sculpture by Pablo Picasso Pablo Picasso (25 October 1881 – 8 April 1973 (91)), Museum of Modern Art, New York City. Photo : John Wisniewski (CC : certains droits réservés)

Beaucoup d'articles ont été écrits, sur Picasso en général et sur cette exposition en particulier, et le génie de l'artiste, son humour, son insatiable appétit de formes et son inépuisable inventivité ont trouvé à cette occasion de nouveaux motifs de louange. Au-delà des superlatifs, cette nouvelle exposition nous donne l’opportunité d’entrer plus profondément dans l’œuvre de Picasso et de découvrir, sous l’aura du génie, l’humanité de l’artiste.

Il est un premier étonnement qui peut frapper le visiteur de l’exposition. Picasso, dont l'œuvre est à peu près aussi rectiligne que la trajectoire d'un navire pris dans la tempête, semble s'être lancé à lui-même le défi d'explorer et de maîtriser tous les courants artistiques de son temps. Dès les années 1905, son œuvre a un pied dans l'abstraction, qui fera son entrée triomphale en Europe quelques années plus tard. Cependant, Picasso ne mettra jamais le second pied : il se trouvera toujours un œil, une bouche, une oreille pour identifier son œuvre au corps humain. Pourquoi Picasso est-il resté sur le seuil de l'art abstrait, pourtant la grande conquête de l'art moderne, sans jamais y entrer ?

La réponse à cette question se trouve peut-être justement dans la seconde salle de l'exposition, qui regroupe une quinzaine de sculptures de la période cubiste : des guitares de carton découpé, des violons de bois décomposés et réassemblés, des verres d'absinthe en bronze. Ce qui est frappant dans les sculptures de cette période, et en particulier dans les deux guitares, c'est – pardonnez le jeu de mot — leur musicalité. Celle-ci, en effet, contraste fortement avec la grande majorité des œuvres de Picasso qui, au lieu de donner, de rayonner, semblent vouloir prendre : notre regard, notre attention, notre admiration, parfois notre compassion. Elles semblent dire : "regardez-moi, regardez mon génie, regardez ma souffrance." Dans ce contexte, l'humilité des sculptures cubistes de Picasso est une énigme. Que s'est-il passé dans les années 1907 à 1914 pour que le mouvement de son œuvre fût ainsi, en quelque sorte, inversé ?

Video :  © 2015 MoMa

Il s'est passé que, pendant ces années, Picasso n'était pas seul. C’est une situation exceptionnelle dans la vie de ce grand navigateur solitaire : Picasso appartient alors, pour quelques années, à un « mouvement », le mouvement cubiste, une appartenance qui n’est pas fondée sur un programme mais sur une amitié. A partir de 1907, il se lie d’amitié avec Georges Braque. A plusieurs reprises, au cours de l'été, les deux artistes louent une maison, en Provence ou dans les Pyrénées, à Cérêt,  et travaillent ensemble. Peu importe ici le style ou le sujet, ce qui importe c'est que Picasso regarde quelqu'un, Braque, et que ce regard, cette amitié, le sauve de son ego. Les lettres de Picasso à son ami en témoignent de façon particulièrement éloquente lorsqu'il s'émerveille des progrès faits par celui-ci et lui emboite le pas avec enthousiasme. Georges Braque lui-même se souviendra avec émotion de ces années partagées de travail et de cette amitié toute orientée vers un but commun, amitié qu’il compare à « une cordée en montagne. »

Apollinaire, le plus illustre représentant du versant littéraire du mouvement cubiste, et lui-aussi un proche ami de Picasso (c'est grâce à lui que Braque et Picasso se rencontrent) décrit avec une grande acuité la métamorphose qui s'opère en Picasso pendant ces années d’avant-guerre : il y a deux types d'artistes, explique-t-il, "ceux qui reçoivent leur œuvre directement de la muse" et "ceux qui doivent lutter", ceux qui trouvent sans chercher, et ceux qui cherchent, sans la garantie de trouver. Et il conclut : "Picasso était un artiste de la première sorte. Il n'y a jamais eu de spectacle aussi fantastique que la métamorphose qui fut la sienne quand il devint un artiste de la seconde sorte." [1] Cette métamorphose, cependant, ne dure qu’un temps : jusqu'à ce que ce groupe soit dissout par la guerre de 14 et le départ au front de la plupart de ses membres.

"Apollinaire et ses amis écrivains l'aident à comprendre ce qu’il recherche lui-même." [2] On cite souvent ces paroles de Picasso déclarant qu'il ne comprend pas les artistes qui "cherchent", et que son œuvre à lui consiste au contraire à "trouver." Mais de 1907 à 1914 il en va autrement : à l'école de Braque (mais aussi de Léger, Derain, Max Jacob, Apollinaire…), il retrouve la joie d'être chercheur. On pourrait lui attribuer alors ces paroles rédemptrices que Rimbaud, le poète que Picasso estimait entre tous, prononce sur lui-même au terme de sa Saison en Enfer : "Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre! Paysan!"

Comme le note justement le critique John Berger [3], ce qui est nouveau dans la vie de Picasso pendant la période cubiste, ce n’est pas seulement le fait d’avoir des amis, chose qu’il avait avant et qu’il aura ensuite, mais c’est le fait de travailler avec d’autres artistes, comme un musicien solitaire qui, pour la première fois, accepterait de jouer en orchestre, et qui découvrirait dans cette expérience humaine des possibilités musicales nouvelles, insoupçonnées. C’est en effet de musique qu’il s’agit essentiellement dans son œuvre pendant ces années.

Video :  © 2015 MoMa

Cette "métamorphose" de l'artiste, pour reprendre le terme d’Apollinaire, est la source de la musicalité de son œuvre et de sa légèreté durant ces quelques années. Libéré de son ego et absous pour un temps du poids de son "génie", cette période fut celle où son art s'est aventuré au plus loin dans le mystère du corps et de la figure humaine, qui l'ont travaillé toute sa vie. Les guitares sont, paradoxalement, une de ses plus belles représentations de la femme, d’ordinaire représentée de façon déformée et agressive. C’est qu’il ne s’agit plus de se saisir de l’instrument et de le posséder, mais de se mettre à l’écoute de sa musique. Dans les courbes de ses guitares, leurs cordes détendues et leur "espace négatif", suggéré sans être défini, Picasso nous offre des œuvres féminines, généreuses et réservées, riches d'un espace et d'une vibration intérieurs.

Le philosophe médiéval Boèce disait qu'il existe trois sortes de musique dans l'univers : celle que produisent nos mains et nos bouches, avec ou sans instruments, celle que les planètes et les étoiles jouent dans le silence du cosmos ("la musique des sphères") et une troisième qui se trouve entre les deux, dans le secret du corps humain, la "musica humana." C'est cette musique que Picasso, initié à une attitude d'écoute par son ami Braque, a recueilli entre les années 1907 et 1914.

Cette musique, il s'en est ensuite détourné, peut-être par narcissisme, mais il ne l'a vraisemblablement jamais oubliée. On en retrouve notamment  des échos dans la toute dernière salle de l’exposition, et en particulier dans la maquette de la sculpture pour  le Richard J. Daley Center Sculpture, de 1964, avec son visage en forme de lyre. Toute sa vie, cette musique est demeurée en lui comme une écharde, douloureuse et salutaire. Ce n'est pas une coïncidence si dans une de ses grandes toiles, exposée au musée Picasso à Antibes, il se représente sous les traits de Ulysse entouré par les sirènes (Ulysse et les Sirènes, 1947) mais volontairement attaché au mât de son navire, sur le visage une expression de souffrance aigüe : celle d'un homme blessé par la beauté de la "musica humana", mais refusant de s'y abandonner.

 


[1] Cité par John Berger dans en introduction de son essai "the moment of cubisme."

[2] Cité par John Berger, dans "The success and failure of Picasso." (éditions Vintage International, New York, 1993, p.74).

[3] John Berger, dans "The success and failure of Picasso." (éditions Vintage International, New York, 1993

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